Sujet bac : annale 2023
Épreuve de Français Commentaire de texte – Objet d’étude : la littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle |
Introduction
Un des thèmes privilégiés de la littérature, et surtout de la poésie, est le passage du temps et la brièveté des plaisirs de la vie. C’est ce que développe par exemple le célèbre poème de Pierre de Ronsard : « Mignonne, allons voir si la rose ». Le motif des ruines est une déclinaison de ce topos poétique, les ruines symbolisant la destruction de toute chose, et même de ce qui paraissait le plus solide, par le passage du temps ; les poètes romantiques ont souvent médité sur ce thème et sur la fragilité de l’homme.
Il est toujours bien de commencer l’introduction en situant le texte étudié dans un contexte plus large.
Un topos est un thème récurrent dans la littérature.
Au XVIIIe siècle, Diderot, philosophe mais aussi critique d’art, rejoint cette tradition littéraire dans son Salon de 1767. La contemplation d’un tableau d’Hubert Robert, la Grande galerie antique, éclairée du fond, produit de nombreux effets sur lui. Il les détaille dans le texte qu’il consacre à cette œuvre, se livrant lui-même pour mieux rendre compte de la force du tableau et du génie du peintre. Il est donc intéressant de se demander comment Diderot, dans un texte où il exprime un ressenti personnel face à un tableau particulier, parvient à nous montrer la puissance de l’art en général.
La problématique – c’est votre projet de lecture, c’est-à-dire la question générale qui va orienter tout votre commentaire – questionne les enjeux du texte, autrement dit ce qui en fait l’intérêt, et les choix d’écriture effectués par l’auteur pour servir son propos. La problématique montre que votre travail s’inscrit dans une réflexion sur le texte et non dans une simple paraphrase.
Nous nous intéresserons d’abord à la manière dont la contemplation de l’œuvre se transforme en immersion dans l’œuvre contemplée, puis au déploiement des émotions et de l’imaginaire provoqués par cette immersion ; enfin, nous étudierons la portée morale et philosophique de la réflexion suscitée par le tableau.
L’annonce du plan permet au correcteur de se faire rapidement une idée de ce qu’il va trouver dans votre copie et de s’y repérer plus facilement.
Une immersion dans la peinture
Une immersion dans la peinture
Les titres de parties et de sous-parties sont ici indiqués à titre indicatif. Ils sont une aide au brouillon, mais ne doivent pas apparaître sur la copie finale.
Le texte que nous étudions n’est qu’un extrait du long développement consacré par Diderot au tableau d’Hubert Robert dans son Salon de 1767. Il ne contient pas de description précise du tableau, celle-ci ayant vraisemblablement été faite plus tôt. Mais cela importe peu. Une critique d’art est toujours motivée par l’intention d’exposer au public ce qui, aux yeux de l’amateur éclairé qui contemple l’œuvre, en fait l’intérêt et la valeur. Ici, la qualité picturale du tableau n’est pas affirmée de manière explicite mais elle apparaît dans les effets qu’il provoque sur Diderot : Diderot ne perçoit plus le tableau en tant qu’objet concret et une certaine confusion entre réalité et représentation s’opère en lui.
La disparition du tableau
La disparition du tableau
Diderot est comme immergé dans le tableau d’Hubert Robert qui devient réalité : la toile représentant des ruines a disparu dès la première ligne pour laisser toute la place aux ruines elles-mêmes (« Les idées que les ruines… ») puis « la ruine » évoquée à la ligne 13 semble un lieu réel où Diderot peut retrouver son authenticité, sans avoir à supporter les tracas des villes et leur agitation. L’adverbe de lieu « là » répété cinq fois dans l’anaphore « c’est là que… » donne corps à ce lieu, ainsi que la reprise de l’adverbe « y » : « je m’y promets » (l. 12), « je m’y livrerai » (l. 19). Presque toutes les phrases du second paragraphe à la fin du texte (à partir de la ligne 12) contiennent un mot ou groupe de mots se référant à l’endroit : « la douceur de son repos » (l. 20) et « Dans cet asile solitaire » (l. 21). Les éléments de décor renvoyant à la nature, le « rocher », la « forêt », le « vallon » (l. 6), le « torrent » (l. 9) sont des réalités pour Diderot ; non seulement il perçoit cette réalité avec le regard (« je jette les yeux » l. 3, « Je vois le marbre » l. 7) mais il se trouve au cœur même de ce paysage : « ces masses suspendues au-dessus de ma tête » (l. 6), « les objets qui m’entourent » (l. 4).
Les émotions
Les émotions
Une telle immersion dans l’œuvre et dans le paysage qu’elle donne à voir s’accompagne de tout un spectre d’émotions. Diderot passe par des frissons de crainte (« je frémis » l. 12), à un sentiment de bien-être et de sérénité (« la sécurité […] je suis plus libre » l. 13). Les ruines offrent une solitude apaisante, marquée par l’absence de tout ce qui, en temps ordinaire, contraint et gêne ; cette absence est exprimée par la répétition de la préposition privative « sans » introduisant quatre groupes nominaux dans la même phrase (« sans trouble, sans témoins, sans importuns, sans jaloux » l. 14) et à l’aide de groupes verbaux courts (« je n’entends rien, j’ai rompu avec tous les embarras de la vie. Personne ne me presse et ne m’écoute. » l. 21). La solitude invite à une introspection (« je sonde mon cœur » l. 15) et à des retrouvailles avec son moi profond (« je suis […] plus seul […] plus à moi, plus près de moi. » l. 13), les comparatifs insistant ici sur ce que la solitude des lieux apporte comme mieux-être. D’autres sentiments sont entraînés par la solitude de ces ruines : l’amour, l’inquiétude de ne pas être aimé (« je m’alarme » l. 16), puis le soulagement de savoir qu’on l’est (« me rassure » l. 16). Pouvoir être soi-même inspire un sentiment de liberté : le spectateur en s’immergeant dans l’œuvre peut s’épancher « sans gêne » (l. 19), « parler tout haut » (l. 22), laisser libre cours aux mouvements de son âme.
Le lyrisme
Le lyrisme
Le grand nombre de pronoms de la première personne du singulier - qu’ils soient sujet (« je », « moi ») ou compléments (« en moi », « me ») – et d’articles possessifs de la même personne (« mon ami », « mon amie », « mon âme »…) montre bien que la contemplation s’est transformée en introspection : Diderot en dévoile plus ici sur lui-même que sur le tableau qu’il admire, c’est son moi profond qu’il finit par décrire plus que le tableau de Robert. La critique d’art se fait donc autoportrait plein de lyrisme.
L’œuvre d’art apparaît donc comme un révélateur de celui qui la contemple. C’est pourquoi l’imaginaire propre à l’observateur est lui aussi stimulé.
Une phrase de transition entre deux parties permet de récapituler ce qui a été dit et d’annoncer ce qui va suivre.
Le déploiement de l’imaginaire
Le déploiement de l’imaginaire
Le spectacle des ruines permet à l’imagination de Diderot de se déployer en toute liberté. Le tableau se réinvente et offre plusieurs versions de lui-même, Diderot s’y projetant dans des situations variées, parfois même opposées. Ainsi, le premier paragraphe crée, par des procédés d’amplification et de grandissement, un univers épique : Diderot, perdu dans un monde qui lui impose ses lois et son gigantisme, apparaît comme un être tout petit et fragile (« je marche entre deux éternités » l. 3). La nature, sauvage et incontrôlable, est en perpétuelle évolution, suscitant un sentiment d’insécurité (« ce rocher qui s’affaisse, […] ce vallon qui se creuse, […] cette forêt qui chancelle », « ces masses qui s’ébranlent » l. 5-7 ; « un torrent entraîne » l. 9) : les verbes de mouvement et l’énumération soulignent ici la dimension implacable et le tragique de la réalité : il n’y a pas d’issue à cet effacement programmé de toute chose. La nature, par sa puissance (« torrent », « flot » (l. 11), « masses »), devient l’expression d’un monde pris dans le tourbillon de l’anéantissement.
Aux images de ce monde en perpétuel mouvement et courant à sa perte, s’opposent celles de ruines accueillantes et calmes, propices au repos et à l’introspection. Surgissent donc des scènes sentimentales, dans lesquelles Diderot convoque à la fois l’amitié (« C’est là que j’appelle mon ami » l. 13) et le sentiment amoureux (« C’est là que je regrette mon amie » l. 14 ) dans des évocations proches de l’idylle.
Idylle :
Poème mettant en scène un amour simple et naïf.
Ces courtes scènes, à peine ébauchées, sont travaillées par l’imaginaire de Diderot, qui passe d’une situation à une autre, d’un sentiment à un autre comme le montrent les antithèses (« c’est là que je m’alarme et me rassure » l. 16) et les subordonnées conditionnelles exprimant différentes suppositions : « si mon âme est prévenue d’un sentiment tendre… » l. 19 ; « Si mon cœur est calme » l. 20.
L’emploi du présent donne de la force à l’expression du sentiment de réalité qui habite l’auteur.
En plus de susciter des émotions chez Diderot et de stimuler son imagination, la force du tableau se manifeste en provoquant chez lui une prise de conscience et une réflexion sur la condition humaine.
La condition humaine
La condition humaine
La réflexion entraînée par la contemplation du tableau a une portée générale, universelle (« Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes » l. 1) comme le montre l’emploi généralisé du présent de vérité générale dans le premier mouvement du texte.
Cette réflexion a une dimension morale ; la seconde moitié du texte évoque la société des hommes (« habitants des villes » l. 17), emplie de « tumulte » (l. 17), mue par la cupidité (« intérêt » l. 17), et par « des passions, des vices, des crimes, des préjugés, des erreurs » (l. 17-18). L’énumération amplifie les dérèglements humains. Au contraire, les ruines, isolées du monde et de ses « embarras » (l. 22), apparaissent comme propices à une existence dirigée par des valeurs morales : l’amour et l’amitié, la sincérité. La contemplation du tableau élève « l’âme » (l. 19) et ramène Diderot aux valeurs fondamentales de l’existence humaine.
Les réflexions développées dans le premier mouvement du texte ont une dimension philosophique : Diderot y médite sur le temps qui passe et sur la condition humaine. Le spectacle des ruines entraîne chez lui la douloureuse prise de conscience du tragique de l’existence. Celle-ci est fragile, tout comme les éléments composant son univers : tout va vers sa chute, tout décline inexorablement. Même les éléments du monde pesants et apparemment inébranlables sont voués à être lentement détruits : « le marbre des tombeaux [tombe] en poussière » (l. 7) – la paronomase « tombeaux/tomber » semble prolonger la chute évoquée – la « loi générale […] s’exécute sur le bronze » (l. 19).
Paronomase :
Emploi rapproché de termes aux sonorités proches.
La nature, dans ce qu’elle a de plus vaste et de plus impressionnant (« rocher », « vallon », « forêt », « masses suspendues » l. 6-7), est elle aussi soumise à une lente détérioration, annonciatrice de sa fin : l’énumération des verbes pronominaux appartenant au champ lexical du déclin traduit ce processus en cours en insistant sur son caractère inexorable : « s’affaisse », « se creuse », « s’ébranle », « chancelle » (l. 6-7).
Dès la deuxième phrase du texte, le thème de la mort est présent, sous la forme d’un aphorisme à rythme ternaire : « tout s’anéantit, tout périt, tout passe. » La destruction, la mort puis l’oubli sont les trois phases d’un processus universel (« tout ») auquel on ne peut que se plier : c’est une « loi générale » (l. 9).
Aphorisme :
Brève proposition qui résume l’essentiel d’une sagesse, d’une doctrine.
Personne ne peut y échapper ; le même sort est partagé par tous, pris isolément ou en groupes (« Un torrent entraîne les nations les unes sur les autres, au fond d’un abîme commun. » l. 9-10) L’homme a une « existence éphémère » (l. 5), « le faible tissu de fibres et de chair » (l. 8) dont il est constitué ne lui laisse aucune chance d’échapper à la mort. Toute révolte serait absurde : « Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière et je ne veux pas mourir ! » (l. 7-8), « moi seul je prétends m’arrêter sur le bord et fendre le flot qui coule à mes côtés ! » (l.10-11) Les points d’exclamation soulignent à deux reprises le caractère insensé d’une révolte. Il vaut mieux se résigner : « les objets qui m’entourent m’annoncent une fin et me résignent à celle qui m’attend ». (l. 4-5)
Si les éléments qui le constituent et les individus qui le peuplent sont voués à disparaître, le monde en tant que monde – sans doute autre – survivra pourtant à sa propre destruction : « Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. » (l. 2) Ce double aphorisme caractérisé par le parallélisme des deux phrases (longueur et syntaxe identiques) repose sur une contradiction : la restriction de la tournure « il n’y a que » s’oppose à l’immensité des termes « monde » et « temps ». Pour Diderot, si les différentes formes de vie disparaissent, la vie en tant que telle perdure.
Conclusion
Ce qui fait l’intérêt et l’originalité de cette étude du tableau d’Hubert Robert c’est que, dans ce texte, Diderot en dit plus sur lui-même que sur l’œuvre qu’il contemple et que ces confessions prennent malgré tout la valeur d’un propos plus général sur la puissance de l’œuvre d’art. En effet, sans l’analyser de manière explicite, Diderot nous montre ici que l’art, au-delà de l’approche sensible que nous en avons, est capable de nous révéler à nous-mêmes, d’éveiller en nous des sensations et des images qui nous rappellent à des vérités fondamentales : ici, notre vie d’humain est tout aussi précieuse que fragile. Diderot apparait ainsi comme un philosophe sensible, la réflexion prenant racine dans les émotions et dans le cœur, et non comme un penseur dégagé des réalités matérielles du monde : les accents lyriques de ce texte annoncent d’ailleurs la sensibilité romantique qui se déploiera au siècle suivant.