Sujet bac : Annale 2024
ÉPREUVE DE FRANÇAIS ŒUVRE – Abbé Prévost, Manon Lescaut |
Compréhension du sujet :
Au brouillon, il est essentiel d’étudier les mots clés de la question avant de créer son plan. Ici, il s’agit des termes « plaisir », « romanesque » et « manipulation ». Le sujet sous-entend qu’il y a du plaisir à lire Manon Lescaut. Il sous-entend aussi que c’est un récit de « manipulation », peut-être au sens premier, c’est à dire au sens où les héros sont des manipulateurs. Il faut donc se demander si lire des histoires de manipulateurs provoque du plaisir. Quand on a compris cela, on peut essayer de répondre à travers un plan structuré.
Introduction :
Le succès de Manon Lescaut, petit roman que l’Abbé Prévost publie en 1733, ne se dément pas au fil des siècles. Cette histoire devient populaire du vivant de celui qui l’inventa, et se retrouve en 2024 au programme du baccalauréat de français. Dès lors, il semble difficile de ne pas considérer qu’un véritable plaisir de lecture se dégage de ce roman. Tout l’enjeu est de savoir à quoi il tient. Dans sa Correspondance, en 1853, Flaubert considère que ce qui il y a de « fort » dans le livre, c’est que les deux personnages principaux sont naïfs et passionnés, mais qu’ils sont aussi des « fripons ». Cet illustre lecteur n’est donc pas seulement retenu par la force de l’histoire d’amour, mais aussi par les ruses et les malversations des héros. Pour autant, peut-on affirmer que, dans Manon Lescaut, le plaisir du romanesque tient à la manipulation ?
La problématique :
Ce genre de problématique invite à une réponse par oui ou par non. Il n’est pas nécessaire de proposer systématiquement un plan tout fait en trois parties : « oui », « non », « peut-être », même s’il est souvent pertinent. Vous pouvez aussi préparer un plan qui réponde exclusivement « oui » ou « non » de façon structurée.
Une telle question implique de distinguer ce qui relève de la falsification et ce qui relève de la sincérité sur le plan de l’intrigue, mais aussi sur le plan de l’écriture. C’est pourquoi dans une première partie nous commencerons par reconnaître que l’Abbé Prévost met en scène des manipulateurs véritablement fascinants. Mais nous montrerons dans une deuxième partie que la sincérité des sentiments qui se dégage de Manon Lescaut peut aussi être une source de plaisir. Enfin, nous essaierons de défendre l’idée que c’est l’ambiguïté propre à l’écriture fictionnelle, qui se caractérise par un jeu entre vérité et mensonge, qui donne le sel de l’écriture romanesque de l’Abbé Prévost.
Des manipulateurs fascinants
Des manipulateurs fascinants
Aucun titre ou sous-titre ne doit apparaître sur votre copie le jour du bac, mais ils peuvent vous aider au brouillon pour structurer votre pensée.
Il n’existe pas de corrélation immédiate entre plaisir et morale, comme Manon Lescaut le montre bien. Il n’est pas rare que le lecteur d’un roman, au même titre que le spectateur d’une pièce ou d’un tableau, s’attache davantage aux personnages imparfaits, aux antihéros, plutôt qu’à ceux qui affichent une grande vertu. Le sérieux et l’honnêteté passent souvent pour des obstacles au plaisir. Ainsi la manipulation du chevalier Des Grieux par Manon peut être délectable. Manon se joue de son futur amant dès leur rencontre : on peut donc douter de la réciprocité de leur coup de foudre. De plus, la façon hyperbolique avec laquelle Manon se justifie quand elle commet une faute ou qu’elle trahit Des Grieux fait d’elle un personnage double : amoureuse oui, mais prête à tout sacrifier sur le champ. La chose est d’ailleurs assez nette dans la lettre que Manon écrit à Des Grieux et dans laquelle elle considère que c’est une « sotte vertu que la fidélité ». Toute la première partie du roman est de ce tenant : Manon se sert de Des Grieux en même temps qu’elle en tombe amoureuse. Elle est finalement assez semblable à de nombreux personnages masculins de la littérature, eux aussi séducteurs et manipulateurs, comme Georges Duroy dans Bel ami.
Ce qui plaît au lecteur, c’est probablement que Manon réussit son coup pratiquement à chaque fois. Elle est une manipulatrice de haut vol, et lorsque cette compétence s’associe à une autre, on atteint des sommets de roublardise. Ainsi Des Grieux n’est pas en reste, et se révèle manipulateur à son tour, notamment face à Tiberge. Devant les discours moralisateurs et ennuyeux de son ami d’enfance, Des Grieux ment et dissimule. Il va lui réclamer de l’argent de manière excessive, se servir de lui pour s’échapper de prison, etc. Cette attitude fabrique des doubles discours et une cascade de tromperies qui ne peuvent que retenir l’attention du lecteur. Tout le succès d’un autre roman de la manipulation, Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, repose sur cette dynamique de la tromperie révélée uniquement au lecteur. Tout donne l’impression que nous sommes les seuls à surprendre le coupable.
Dès lors, Des Grieux devient un expert en manipulation. Il profère des menaces, profite de certaines amitiés, feint la plupart de ses sentiments pour arriver à ses fins. Associé à son amante, ils vont tromper tout leur entourage. L’Abbé Prévost donne à voir un parcours dans le vice et le mal dans lequel la triche s’élève en art. Si ces comportements sont condamnables, ils peuvent aussi servir à rétablir la justice ou à punir des coupables. Dans ces cas-là, le lecteur ne peut que se réjouir des mauvais tours réservés aux personnages détestables comme le prince italien ou Monsieur de G. M. Injustice et justice se mêlent sans arrêt, presque à chaque page. Tout l’intérêt du livre tient dans ces glissements. Des Grieux était un homme sage qui va se marginaliser progressivement et Manon, au contraire, était une marginale qui va se découvrir un goût pour la vertu. Il est certain que s’ils n’évoluaient pas dans leurs postures, le plaisir du lecteur en aurait pâti.
Les exemples :
Dans une dissertation, vous devez communiquer des informations générales sur l’œuvre, mais aussi sur le sujet, ce qui peut vous conduire à citer d’autres œuvres. Il ne faut pas hésiter à le faire, comme dans ce corrigé avec Bel ami et Les Liaisons dangereuses. Mais attention : il ne faut surtout pas se mettre à commenter trop longtemps ces exemples, car vous tomberiez dans le hors sujet.
Quelle place pour la sincérité ?
Quelle place pour la sincérité ?
Ce serait une erreur de réduire Manon Lescaut aux scènes de manipulations qui s’y déploient. En tous cas, cela reviendrait à passer à côté de sa complexité et de sa richesse, qui passe notamment par l’expression de sentiments très vifs. Si ces sentiments étaient toujours faux, ils perdraient de leur intérêt. Or, le lecteur peut éprouver un véritable plaisir à voir s’épanouir sous ses yeux des sentiments aussi intenses qu’ils sont sincères. En effet, comment ne pas être touché par la mort de Manon, qui se livre avec tant de passion en reniant ses méfaits ? Toujours à la fin du livre, dans l’épisode de la Louisiane, c’est Tiberge qui sauve son ami. La sincérité de sa fidélité pour Des Grieux est donc admirable, car il parvient à pardonner à un être qui n’a pas cessé de lui mentir. En outre, c’est un fait que toutes les tromperies auxquelles se livrent les deux protagonistes n’ont finalement qu’un seul objectif : leur permettre de vivre libres, ensemble. Enfin, au-delà des questions de la duplicité et de l’amour, Manon Lescaut ravive indéniablement le plaisir de l’aventure, qui se transmet à travers le récit des nombreuses péripéties qui unissent les amants.
L’évolution du personnage de Manon dépasse à lui seul toutes les satisfactions malsaines liées à ses friponneries. En effet, le lecteur peut trouver autant de plaisir à voir Manon changer qu’à la voir manipuler son entourage. L’histoire raconte la longue découverte de la vertu par une femme qui n’avait aucune prédisposition pour cette qualité. Manon meurt comme une sainte, après s’être sacrifiée pour Des Grieux. Dans les opéras adaptés de cette histoire, Massenet et Puccini ne passeront pas à côté de cette dimension mélodramatique. Dans cette apothéose romanesque autant que scénique, Des Grieux est représenté en train de tenir la main de son amour agonisant, et toute la place lui sera accordée pour qu’il donne libre cours à son désespoir. Car lui aussi évolue, passant du sérieux et de la timidité (il prétend qu’il n’avait jamais « regardé une fille avec un peu d’attention ») à l’amour sincère. Il donnera tout pour Manon, et continuera, bien au-delà de sa mort, à pleurer sa disparition. Si d’intenses émotions sont donc rattachées aux mensonges, d’autres sont associées aux scènes d’absolution, de rédemption et de regrets.
L’Abbé Prévost valorise autant la pureté des sentiments que la duplicité des caractères. Il cherche à mettre en avant la sensibilité de ses personnages, si bien que le lecteur est contraint de s’y intéresser. La raison est sûrement qu’il cherche à peindre une réalité sociale à travers cette passion, et qu’il ne souhaite pas seulement proposer une œuvre divertissante. Les portraits réalistes, la place de l’argent, l’analyse de la difficulté que pose une relation entre une roturière et un noble sont autant de marques d’une volonté de l’auteur d’intéresser son lecteur à une kyrielle de sujets. Avant l’Abbé Prévost, les marginaux, les prisons, les salles de jeux étaient des êtres et des lieux rarement mis en avant, rarement présentés avec ce luxe de détails. Il y a donc un intérêt anthropologique qui se dégage du texte, et qui a dû surprendre le lectorat de l’époque. L’Abbé Prévost charpente son propos pour que des thèmes de la manipulation et de la sincérité de l’amour se dégage un raisonnement philosophique solide. Le livre donne notamment à réfléchir sur la possibilité du bonheur individuel dans une société corsetée par les obligations. Il n’est pas anodin que les deux amants trouvent finalement le bonheur dans une « misérable cabane ». Avec Manon Lescaut, la morale est aux antipodes de La Princesse de Clèves, quand l’héroïne sublime sa fidélité. Pour le lecteur érudit, une telle progression dans l’évolution des mœurs ne peut que retenir l’attention.
Les connecteurs logiques :
Autant que faire se peut, il est préférable de ne pas surcharger sa dissertation de connecteurs logiques redondants comme « donc », « en effet », « car », « mais », etc. Il faut savoir les utiliser au bon moment, pour faire avancer concrètement votre réflexion, mais ne pas chercher à en mettre à chaque phrase.
Le plaisir de l’écriture
Le plaisir de l’écriture
Ces jeux avec la vérité et le mensonge auxquels se prête l’Abbé Prévost sont rendus possibles uniquement parce que c’est un maître dans l’art du roman. Il provoque des effets très différents sans que son œuvre ne perde de son unité et génère le plaisir chez son lecteur à plusieurs niveaux, si bien qu’il est possible d’affirmer qu’il est le premier des manipulateurs, avant Manon ou Des Grieux. En effet, il fictionnalise la vérité à travers un jeu d’emboîtement des récits. Manon Lescaut appartient au cycle des Mémoires d’un homme de qualité écrites par un certain Renoncour, double de l’Abbé Prévost. Le genre des mémoires implique la véracité des faits rapportés. Or, il est impossible de retenir autant de détails, et le nombre de péripéties dans la vie des deux héros empêche l’authenticité.
En réalité, l’auteur manipule les seuils de lecture et les étapes pour nous conduire au cœur de son propos et influencer notre jugement. Par exemple, les précautions oratoires qui condamnent le jugement des personnages principaux se multiplient : « Outre le plaisir d’une lecture agréable, on y trouvera peu d’événements qui ne puissent servir à l’instruction des mœurs […] ». Pourtant, il n’échappe à personne que le lecteur est invité à jouir des pérégrinations malsaines des personnages. En réalité, l’Abbé Prévost donne à réfléchir et ne souhaite pas livrer une opinion définitive, malgré des effets d’enchâssement censés casser l’illusion fictionnelle : analepses et prolepses, discussions entre Renoncour et Des Grieux avant et après le voyage de ce dernier en Louisiane, préface, etc.
Les méthodes de narration elles-mêmes passent pour des techniques visant à capter l’attention, au détriment d’un discours de vérité. Les rebondissements participent, bien sûr, au dynamisme de la lecture, mais la recherche permanente de la pitié et de la dramatisation de la part de des Grieux poussent le lecteur à se méfier de ce qu’il est en train de lire. Comment croire un narrateur interne qui raconte une histoire qui s’est terminée il y a déjà des mois ? Des Grieux a eu le temps de réfléchir à une façon de tout mettre sur le dos des autres. En effet, certains passages pourraient laisser croire qu’il est de mauvaise foi : il n’insiste pas sur le meurtre commis en s’enfuyant de prison, il se présente en victime, il tente d’atténuer sa responsabilité dans le duel avec Synnelet, etc. L’Abbé Prévost invente donc un personnage qui est, comme lui-même, un grand raconteur d’histoire. La preuve ultime se trouve peut-être dans la façon dont Des Grieux sait suspendre son histoire dans les moments de suspens, créant ainsi un très fort effet d’attente et de frustration plaisante chez le lecteur : « Pardonnez, si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. »
Sorti de ces méandres d’histoires et de récits enchâssés, le lecteur peut se laisser aller à réfléchir au contenu de ce qu’il vient de lire, si bien que l’intérêt d’être instruit peut apparaître comme l’ultime plaisir qui ressort de la lecture de Manon Lescaut. En l’occurrence, la trajectoire de Des Grieux est censée être « un exemple terrible de la force des passions ». Comme Racine avant lui et Choderlos de Laclos un peu après, l’Abbé Prévost met en avant les désordres que les passions peuvent provoquer. Un tel récit a donc une valeur édifiante, qui explique sa portée universelle et peut-être aussi le fait qu’il est encore beaucoup lu aujourd’hui et donné à lire à de jeunes lecteurs et lectrices. Des sujets comme le statut des femmes, la place de l’argent dans la société, la corruption des puissants, etc., n’ont rien perdu de leur actualité. Le roman de l’Abbé Prévost a la faculté d’instruire autant que d’émouvoir, ce qui ne va pas sans rappeler la devise prônée par quelques auteurs anciens : placere et docere. Le roman se meut en traité de morale et le traité de morale se meut en roman. Cette manipulation-là, le lecteur en a pleinement conscience et peut y puiser sa satisfaction.
Organisation des arguments :
Au brouillon, il est important d’anticiper la progressivité de ses arguments. Les premiers seront les plus évidents, ou les moins forts, tandis que les derniers seront les plus subtils ou les plus solides.
Conclusion :
En somme, le plaisir de la lecture de Manon Lescaut tient à une saveur de la manipulation qui se décline en trois dimensions. Premièrement, sur le plan intradiégétique [rappel : qui se trouve à l’intérieur de la narration], la manipulation désigne l’ensemble des méfaits commis par les protagonistes. Lire la trajectoire de voyous ou de personnages immoraux est toujours jouissif, puisque cela permet au lecteur de projeter sur la page ses mauvais sentiments. Ensuite, toujours sur le plan intradiégétique, la manipulation peut apparaître comme un mouvement de deux destinées d’un point vers un autre. Les trajectoires de Manon et de Des Grieux s’orientent vers un rachat moral et une augmentation de l’intensité et de la sincérité de leurs sentiments. Découvrir cette progression est également une source de plaisir dans le sens où elle est censée surprendre le lecteur. Enfin, sur le plan extradiégétique, la manipulation dans Manon Lescaut se découvre à l’échelle des tours de passe-passe auxquels s’adonne l’auteur. L’Abbé Prévost maîtrise l’art de la fiction de telle sorte qu’il parvient à dissimuler ses discours derrière d’autres discours, au point d’obliger son lecteur à toujours se méfier de ce qui est dit. Les plaisirs de l’émotion se mêlent donc aux plaisirs intellectuels dans une vaste danse des effets et des surprises. Un tel phénomène se reproduit-il dans d’autres genres littéraires que le roman ?