Question 1 |
Tirésias est un devin aveugle. Très célèbre dans la mythologie grecque, il apparaît par exemple dans l’Odyssée d’Homère ; mais c’est à l’histoire d’Œdipe et des Labdacides qu’il est le plus étroitement lié. Les Grecs de l’Antiquité n’hésitaient pas à consulter des prêtres ou voyants pour être éclairés sur leur destinée et obtenir des réponses à leurs interrogations. C’est ce que fait le personnage éponyme d’Œdipe roi aussi bien dans la pièce de Sophocle que dans le film de Pasolini, en demandant à Tirésias de lui révéler l’identité du meurtrier de Laïos. Tirésias n’est pourtant pas à proprement parler un personnage principal. On peut donc se demander quelle place précise lui accordent le dramaturge et le cinéaste, en considérant l’économie de chaque œuvre : les moments où Tirésias intervient et la longueur de ces moments, ainsi que la fonction dramatique qu’y occupe le devin.
Dans les deux œuvres, la prise de parole et le temps de présence de Tirésias sont comptés. Si le devin apparaît deux fois dans le film de Pasolini, seule sa seconde intervention lui confère la possibilité d’interagir avec les autres ; la première fois, il est en effet réduit à une présence « chantante » : aux abords de Thèbes où Œdipe s’apprête à entrer, le devin, assis, joue de la flûte. Si cette scène est brève, elle souligne cependant la nature exceptionnelle du vieil homme qui semble ne pas se soucier de la présence de la sphinge entre les murs de la ville. Œdipe lui-même l’exprime en ces termes : « tes concitoyens souffrent et pleurent… et toi, aveugle et solitaire, tu chantes. Tu chantes ce qui est au-delà de la destinée. »
Mais dans le film comme dans la tragédie, Tirésias ne s’exprime qu’une seule fois : dans le premier épisode chez Sophocle, au début de la deuxième partie chez Pasolini. Dans les deux cas, c’est Œdipe qui l’a fait appeler au même stade de l’action : son beau-frère Créon est rentré de Delphes où il a consulté l’oracle d’Apollon. Il y a été informé par le dieu que la peste sévissant à Thèbes est due à la présence dans la ville du meurtrier de Laïos, le roi précédent. Il faut donc trouver l‘identité de cet homme pour le châtier et ainsi échapper à la souillure qu’il représente. Puisqu’Apollon n’a pas voulu fournir de précision à ce sujet, seul Tirésias est susceptible de dévoiler le nom du coupable. Il suffit donc d’une scène pour conférer au devin un rôle particulièrement important.
Dans les deux œuvres, la scène où Tirésias est conduit devant Œdipe et interrogé par lui tourne à l’agôn (au conflit) : le prophète, qui connaît la vérité et sait que s’il la dévoile, il risque au mieux de ne pas être cru, au pire d’être châtié, se refuse d’abord à parler, ce qui provoque la colère du roi. Pasolini emprunte ces mots à Sophocle : « qu’il est terrible de savoir quand le savoir ne sert de rien à celui qui le possède » et suit la progression du discours de Tirésias tel que Sophocle l’a composé : brutalisé par le roi et accusé de comploter contre lui avec Créon, il finit par dire ce qu’il sait : « C’est toi l’impie qui souille cette terre », « tu es le meurtrier que tu cherches ». Il laisse entendre à Œdipe qu’il ne sait pas vraiment qui sont ses parents et fait des allusions au fait qu’il connaîtra la malédiction d’un père et d’une mère. Il annonce aussi qu’Œdipe finira sa vie aveugle et mendiant.
Comme Œdipe n’accorde aucun crédit à Tirésias et le soupçonne de l’accuser faussement pour prendre sa place, on pourrait croire que la fonction dramatique de ce prophète est réduite à néant et que ses révélations n’ont aucun impact sur la suite de l’action. Cependant, elles entraînent en réaction une série de récits et de témoignages qui vont semer le doute dans l’esprit d’Œdipe et lui permettre d’apprendre la vérité sur ses origines. Ainsi, c’est parce qu’en entendant les propos de Tirésias, il s’est imaginé que Créon complotait contre lui qu’il s’en prend à son beau-frère et que Jocaste intervient pour le calmer ; or, c’est le récit même de son épouse, censé le rassurer, qui va semer le doute dans l’esprit d’Œdipe : ce qu’elle lui dit sur les circonstances du meurtre de Laïos correspond à sa propre expérience (lieu du crime, apparence de Laïos, délai entre ce crime et l’arrivée d’Œdipe à Thèbes). Le récit de Jocaste amène donc Œdipe à mener son enquête sur le meurtre de Laïos.
De plus, Tirésias est à la fois l’image inversée d’Œdipe et la préfiguration de son avenir : sa cécité clairvoyante s’oppose à l’aveuglement du roi : « Toi qui y vois, comment ne vois-tu pas dans quel degré de misère tu vis à cette heure ? » ; puis, au moment où il quitte l’action, exclu du groupe par la colère d’Œdipe, il demande l’aide du jeune messager pour le soutenir et le guider. Pour mieux souligner cette correspondance entre Œdipe et Tirésias, Pasolini, à la fin de son film, attribue comme guide à Œdipe désormais aveugle mais lucide, le même jeune homme. C’est pourtant à Antigone, fille d’Œdipe, que ce rôle est dévolu dans le mythe comme dans la pièce de Sophocle Œdipe à Colone qui retrace la destinée d’Œdipe après l’épisode thébain d’Œdipe roi.
Tirésias est donc, par le temps qu’il occupe sur scène et dans le film, un personnage secondaire mais, paradoxalement, c’est lui qui déclenche un processus au terme duquel la vérité va éclater. Son rôle dans l’action est donc particulièrement important.