Des enjeux géostratégiques qui se déplacent vers les mers et les océans
Introduction :
La stratégie est un terme souvent associé à l’action militaire. La géostratégie est alors souvent définie comme l’étude des données géographiques (démographiques, économiques, etc.) ayant une influence sur la stratégie. La géostratégie et la géopolitique sont indissociables. La géopolitique consiste en l’étude des rivalités de pouvoir sur un territoire, alors que la géostratégie est l’étude des moyens mis en place pour parvenir à établir ces rapports de force et pour assurer une suprématie sur un territoire à l’échelle régionale, et plus largement à l’échelle mondiale. Étudier les enjeux géostratégiques dans les mers et océans revient donc à appréhender les moyens mis en œuvre par les États pour contrôler le commerce mondial, sécuriser les échanges et la circulation des informations, s’approprier les ressources maritimes.
Comment ces nouveaux enjeux géostratégiques bouleversent-ils la perception que nous avons des mers et des océans ?
Afin de répondre à cette interrogation, nous verrons dans un premier temps que l’importance géostratégique des mers et des océans a été redéfinie ces dernières années. Puis, dans un deuxième temps, nous évoquerons les principales tensions qui mettent en évidence l’attention soutenue des États pour les mers et océans.
Mers et océans : une importance géostratégique redéfinie aux échelles régionale et mondiale
Mers et océans : une importance géostratégique redéfinie aux échelles régionale et mondiale
Les ports mondiaux : des interfaces entre rivalités et coopérations
Les ports mondiaux : des interfaces entre rivalités et coopérations
Les façades maritimes mondiales sont jalonnées de ports. La concentration de ces organismes portuaires le long d’un littoral est d’ailleurs significative de l’insertion des façades maritimes dans la mondialisation. Plus ces ports accueillent des marchandises transportées par porte-conteneurs, plus l’insertion de la façade maritime dans la mondialisation est grande et inversement.
Ainsi, ces dernières années, la façade maritime de l’Asie orientale a connu un essor sans précédent qui va de pair avec la croissance chinoise. Les autres principales façades maritimes mondiales sont les façades est et ouest des États-Unis et la « Northern Range » européenne.
Pour être compétitifs dans les échanges mondiaux, les ports doivent charger et décharger les conteneurs le plus vite possible. Aujourd’hui, 13 des vingt premiers ports mondiaux sont chinois, contre 4 en 2000.
La prééminence de la façade asiatique est évidente à travers ce classement. Le premier port européen, Rotterdam, est 11e
En dehors de leur fonction initiale d’accueil des porte-conteneurs, ces ports ont acquis récemment un rôle stratégique.
Cela signifie que des installations portuaires sont vues par les États comme des moyens d’affirmer leur puissance aux échelles régionale et mondiale.
Les politiques chinoise et indienne sont significatives de cette évolution. Chacun des deux pays développe actuellement des bases portuaires en dehors de son territoire pour continuer à développer son économie, pour sécuriser au maximum l’acheminement des marchandises mais aussi pour affirmer sa domination.
L’océan Indien est le lieu de cette rivalité sino-indienne. À la stratégie chinoise dite du « collier de perles » répond en effet la stratégie indienne qualifiée par certains géographes (Dennis Rumley) de « pépites indiennes ».
Des aspects militaires et économiques coexistent dans les stratégies instaurées par les deux pays.
La première expression, la stratégie du « collier de perles », date de 2004 et est apparue aux États-Unis. Elle traduit l’implantation de bases navales chinoises formant un « collier de perles » dans l’océan Indien. Cette présence se traduit par l’octroi de facilités militaires dans ces ports ou simplement d’autorisations de présence données à la Chine par les pays étrangers. La carte de ces points d’appui révèle une réelle volonté politique mais, de l’avis des spécialistes, leur présence sur le terrain reste encore aujourd’hui très discrète. Par exemple, à Gawdar, au Pakistan, les entrepôts chinois ne sont pas très animés alors que ce port est le plus ancien de la stratégie du « collier de perles ».
À l’inverse de la Chine, l’Inde accuse un retard de développement dans le domaine maritime qu’elle essaie de combler aussi vite que possible en développant sa marine.
Pour ne pas laisser la Chine dominer l’océan Indien, l’Inde est, elle aussi, présente en de nombreux endroits. Elle a conclu par exemple un accord avec l’Iran et l’Afghanistan pour développer le port iranien de Chabahar, afin d’accroître leurs échanges commerciaux. Des accords bilatéraux de coopération civile et militaire ont été signés avec des États de l’océan Indien : les Maldives, les Seychelles, l’île Maurice, le Sri Lanka, l’Indonésie, Singapour. De plus, l’Inde possède des îles dans l’océan Indien (Andaman et Nicobar notamment) ce qui l’avantage dans sa rivalité avec la Chine. Enfin, l’Inde a conclu un accord en 2017 avec les États-Unis et la France par lequel ces derniers autorisent l’accès de la marine indienne à ses propres bases militaires dans la zone.
L’Inde multiplie donc les accords régionaux et internationaux.
La situation de l’océan Indien met donc en évidence les différents moyens géostratégiques des deux grandes puissances asiatiques : modernisation de la flotte, multiplication des bases portuaires, accords entre pays. Les deux puissances ont d’ailleurs entamé la production de porte-avions sur leur territoire (l’INS Vikrant pour l’Inde et le Shandong pour la Chine), s’inspirant des porte-avions russes ou soviétiques qu’elles ont acquis auparavant. Le point de départ est bien une rivalité entre la Chine et l’Inde pour la domination de cette zone. Dans ce cadre, l’importance de l’océan Indien s’est considérablement accrue d’autant plus que l’Inde n’était pas, traditionnellement, un pays tourné vers la mer. Les câbles circulant au fond des mers et océans représentent, quant à eux, de nouveaux enjeux mondialisés.
Les câbles sous-marins : de nouveaux enjeux géostratégiques
Les câbles sous-marins : de nouveaux enjeux géostratégiques
99 % des liaisons Internet entre continents passent par ces câbles sous-marins
Au fond des mers et océans reposent dorénavant l’essentiel de nos communications.
Le nombre de ces câbles ne cesse d’augmenter. Ils étaient plus de 450 en 2019. Ils représentent la « colonne vertébrale » d’Internet. La géographie de ces câbles ressemble à celle des grandes routes commerciales, c’est-à-dire que les câbles les plus nombreux relient les pays les plus développés. Les progrès technologiques ont permis d’augmenter la rapidité de nos communications, avec notamment le développement de la fibre optique. Plusieurs dizaines de millions de communications téléphoniques simultanées sont désormais possibles contre 40 000, à l’époque du premier câble sous-marin. Ces faisceaux de câbles rejoignent des points littoraux situés à proximité des plus grandes métropoles mondiales. Une flotte de navires câbliers sillonne désormais le monde pour les poser et assurer leur maintenance. La France est pour l’instant leader dans ce domaine avec les entreprises Orange Marine et Alcatel Submarine Networks.
Ce déploiement de câbles sous-marins comporte des risques. L’endommagement d’un câble peut au mieux ralentir les connexions ou au pire couper l’accès au réseau durant plusieurs jours. Ce fut le cas en Algérie en 2017. Les entreprises qui posent les câbles assurent aussi leur entretien mais les États interviennent également. En France, la marine nationale surveille le dispositif. En effet, les câbles sont vulnérables. Aux simples accidents s’ajoutent des possibilités de sabotage et d’espionnage. Ces derniers temps, les méfiances se multiplient. L’Australie a refusé par exemple l’installation d’un câble sous-marin chinois qui devait commencer sur son territoire par peur que ses données ne soient espionnées. Les Russes ont manifesté un intérêt régulier pour les câbles européens en déployant des moyens militaires importants autour de ces installations. La marine française est intervenue. La coupure d’informations ou l’appropriation d’informations sensibles par le biais de ces câbles sont donc des risques pris très au sérieux.
La géostratégie est à l’œuvre pour contourner ces menaces. La Chine par exemple localise ses données sur son territoire, de même que la Russie. Leurs données ne sortant pas de leur territoire, ces deux pays ne sont donc pas sensibles aux risques liés à la coupure de câbles sous-marins. Ce n’est pas le cas de l’Europe où une grande partie des données générées par Internet part aux États-Unis pour y être stockées. Si les liaisons sous-marines dans l’océan Atlantique étaient endommagées, si le lien était rompu, l’accès à toutes ces données serait momentanément impossible.
Les enjeux géostratégiques liés à la présence des câbles sous-marins renforcent donc l’attention mondiale pour les profondeurs océaniques. En surface, la vitalité du commerce mondial entraîne une surveillance étroite des détroits et canaux considérés comme des passages stratégiques. De plus, les rivalités entre États pour s’approprier un territoire marin sont très présentes.
Rivalités et tensions dans les mers et océans
Rivalités et tensions dans les mers et océans
Les canaux et les détroits : des passages stratégiques
Les canaux et les détroits : des passages stratégiques
Les détroits sont des passages maritimes étroits entre deux terres faisant communiquer deux mers. Les canaux sont des voies navigables artificielles.
Les principaux passages stratégiques mondiaux sont les détroits et les canaux. Il s’agit essentiellement :
- du canal de Suez et du détroit de Gibraltar en Méditerranée ;
- des détroits de Malacca, d’Ormuz et de Bab-el-Mandeb dans l’océan Indien ;
- et du canal de Panama qui permet de relier l’océan Atlantique et l’océan Pacifique.
Les détroits et canaux sont des paradoxes dans le sens où, sur une surface très limitée circulent de nombreux navires qui peuvent être de tailles très différentes : porte-conteneurs bien sûr, mais aussi navires de pêche, de plaisance, de surveillance.
Ces passages stratégiques de transports sont qualifiés de « goulets d’étranglement » ou de « choke points ». Ils sont généralement divisés en deux voies pour organiser au mieux la circulation. Le temps d’attente pour franchir le détroit ou le canal est parfois de plusieurs heures tant le nombre de navires —pétroliers et porte-conteneurs en particulier— est grand.
Ces passages sont essentiels pour le commerce mondial. Ils sont étroitement surveillés par les pays limitrophes ainsi que par les puissances mondiales, notamment les États-Unis
Le canal de Suez a été ouvert en 1869 et celui de Panama en 1914. Le canal de Panama mesure 77 km de long. Étroit, il a longtemps imposé aux navires la norme « Panamax » c’est-à-dire des dimensions que les navires ne pouvaient dépasser s’ils souhaitaient emprunter le canal (294,13 m de long et 32,31 m de large). La charge maximale était de 4 800 conteneurs. Il a donc été agrandi pour accueillir des navires de 14 000 conteneurs. Les travaux ont duré neuf ans, et la réouverture a eu lieu en 2016. Le canal de Suez lui aussi a été agrandi et modernisé en 2015 pour les mêmes raisons.
L’unité EVP (équivalent vingt pieds) est souvent utilisée pour les porte-conteneurs. Par exemple, un navire de 8 000 EVP équivaut à 8 000 conteneurs.
8 % du commerce maritime mondial transite chaque année par le canal de Suez contre 5 % pour le canal de Panama.
45 à 50 navires empruntent chaque jour le canal de Suez
Les détroits d’Ormuz et de Malacca sont complémentaires. Par ces détroits transitent plus de la moitié des flux de pétrole mondiaux. Le détroit d’Ormuz est la porte de sortie pour le pétrole du golfe Arabo-Persique et le détroit de Malacca est le point de passage obligé entre l’océan Indien et l’océan Pacifique. Enfin, Bab-el-Mandeb (« porte des larmes » en arabe du fait de son franchissement délicat) relie l’Afrique et la péninsule arabique. Du pétrole transite essentiellement par ce détroit.
Ces détroits et canaux sont des passages stratégiques pour le commerce international. Bloquer l’accès à ces passages serait synonyme de difficultés économiques mondiales. Ce sont des zones extrêmement sensibles qui font l’objet d’une surveillance internationale et nationale.
Toutes les grandes puissances se sont accordées sur le principe d’une liberté de circulation dans les détroits internationaux. Il est interdit d’imposer des péages. La sécurité de la navigation doit être assurée. Pour la garantir, la Ve flotte des États-Unis est présente en permanence dans l’océan Indien et la VIIe flotte stationne dans l’océan Pacifique. Des îlots appartenant aux États-Unis ou des accords avec certains pays permettent aussi à ces derniers de maintenir des bases militaires à proximité. La France, les États-Unis et la Chine ont successivement installé des bases à Djibouti pour surveiller le détroit de Bab-el-Mandeb. Les États limitrophes sont aussi concernés par cette surveillance.
Or, certains de ces détroits ou canaux sont situés dans des zones géopolitiquement instables. La piraterie et le terrorisme représentent aussi un danger pour ces points de passage. Bab-el-Mandeb est à proximité du Yémen (actuellement en guerre) et les navires traversant le détroit, synonymes de mondialisation et de modernité, pourraient être une cible pour des terroristes. Dans le détroit d’Ormuz, l’Iran est en conflit avec les pays d’Arabie pour la domination du détroit. L’Iran a, par ailleurs, plusieurs fois menacé de bloquer l’accès au détroit lors de tensions avec les États-Unis. On peut également rappeler que, dans le cadre du conflit israélo-arabe, le canal de Suez a été fermé de 1967 à 1975. Enfin, les actes de piraterie ne sont pas rares dans le détroit de Malacca.
Les détroits et canaux s’affirment donc comme des passages stratégiques, objet d’attentions, de surveillance constante car la circulation maritime mondiale en dépend. Les tensions présentes sur ces lieux sont aussi révélatrices de leur importance. Cependant, d’autres tensions existent pour l’appropriation des espaces maritimes.
Les tensions liées à l’appropriation des espaces maritimes
Les tensions liées à l’appropriation des espaces maritimes
Les mers et océans ont fait l’objet d’un découpage international à la conférence de Montego Bay en 1982 (voir dans le même chapitre : Mers et océans en devenir : quelles frontières ?). Or, ce découpage n’est pas toujours accepté et donne lieu à plusieurs conflits maritimes dans le monde. Ces conflits entre États pour l’appropriation d’un espace maritime sont souvent le résultat de la présence de ressources.
Les zones principales de revendications se situent en Arctique et en mer de Chine méridionale.
En Arctique, le réchauffement climatique a fait apparaître de nouvelles potentialités : routes maritimes accessibles plusieurs mois par an, permettant un trajet plus rapide entre Rotterdam et Shanghai qu’en passant par le canal de Suez, hydrocarbures et minerais exploitables. Beaucoup de pays limitrophes ont donc fait des demandes d’extension de leur zone maritime pour pouvoir exploiter ces ressources. La limite de ces zones d’exploitation, appelées ZEE (zone économique exclusive) est fixée à 200 milles marins , soit 370 km (un mille marin correspond à 1,8 km environ). Les pays font une demande d’extension de leur zone au prétexte que cet espace correspond au prolongement de leur plateau continental. La Russie, la Norvège, le Danemark, les États-Unis et le Canada ont effectué ce type de demandes en Arctique.
Le plateau continental est le prolongement des terres d’un pays ou d’un continent sous la surface des océans.
Si, en Arctique, les revendications se déroulent dans un cadre de négociation accepté par les différents protagonistes, les tensions sont un peu plus vives en mer de Chine méridionale où l’on trouve du pétrole et du gaz. Les États concernés sont la Chine bien sûr, Taïwan, le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, l’Indonésie et Brunei. Les disputes portent sur un certain nombre d’îlots et d’archipels car les pays qui les possèdent peuvent exploiter la zone maritime qui se situe autour.
Les îles des archipels de Spratly et Paracel sont âprement disputées. Les Paracel sont constitués de 37 îles. Elles sont occupées par la Chine depuis 1974 mais revendiquées par le Vietnam. Les Spratly sont un ensemble d’îles réparties sur 180 000 km2. Elles sont revendiquées par la Chine, Taïwan, la Malaisie, les Philippines, Brunei et le Vietnam, c’est-à-dire par la totalité des États. Actuellement, la Chine occupe une partie des ilots, de même que les Philippines, Taïwan et le Vietnam. Cela s’explique par la présence de ressources halieutique et pétrolière mais aussi par le fait qu’une partie du commerce chinois transite par la mer de Chine.
La Chine mène aussi une active politique d’expansion maritime qui passe par l’affirmation de sa présence en mer de Chine méridionale. L’espace maritime revendiqué par ce pays est immense. Pour montrer sa volonté, la Chine envoie ses pêcheurs, ses nouveaux porte-avions, ses « milices maritimes populaires » (police des mers) aux ordres du parti communiste ou encore ses touristes en mer de Chine méridionale. Des îles artificielles sont construites dans l’archipel des Spratly. La surveillance chinoise s’opère à partir de l’île de Hainan, car il est plus facile de contrôler la mer de Chine méridionale depuis ce point. Les États-Unis répliquent par des patrouilles navales au nom de la liberté de circulation et les États de l’ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) dont la Chine ne fait pas partie, protestent.
Les Philippines ont fait appel à la Cour permanente d’arbitrage basée à La Haye en 2013 au sujet des prétentions chinoises en mer de Chine méridionale. En juillet 2016, le tribunal a rendu un jugement condamnant fermement les prétentions de la Chine ainsi que celles du Vietnam et de Taïwan au profit des Philippines, de la Malaisie et de Brunei. Les pays condamnés contestent toujours le jugement
Conclusion :
En définitive, il semble évident que le jeu des puissances est à l’œuvre dans les mers et les océans. Cette compétition est le signe d’une mondialisation des mers et océans à la fois économique et géopolitique. Les mers et océans ne sont plus seulement vus comme des vecteurs de circulation mais aussi comme des espaces qu’il est très intéressant de maîtriser, voire de posséder. La différence de perception est notable. Les moyens géostratégiques déployés pour parvenir à assurer une domination mondiale ou régionale sont très variés. Leurs résultats confirment une hiérarchisation du monde traditionnelle. L’État qui contrôle le mieux les mers et océans reste les États-Unis avec une présence navale sur tous les continents. On peut parler de thalassokrator (en grec thalassa, la mer ; krator, le pouvoir, la puissance). Les pays développés restent compétitifs dans la technologie de pointe, notamment dans l’installation des câbles sous-marins. L’émergence de la Chine et de l’Inde se lit aussi dans leur compétition pour la maîtrise des espaces maritimes. Enfin, l’Afrique, malgré des progrès certains, reste en retrait.