Essor et déclin des puissances : un regard historique à travers les trajectoires de l’Empire ottoman et de la Russie post-URSS
Introduction :
Dans sa Théorie des relations internationales, l’historien Jean-Baptiste Duroselle écrit : « Il y a toujours eu des empires ; tous ces empires ont fini par mourir ».
Au terme de plus de six siècles d’existence, l’Empire ottoman finit par mourir après la Première Guerre mondiale, le vote par le Parlement de l’abolition du sultanat en 1922 et la proclamation de la République turque en 1923.
En 1991, l’Union soviétique se disloque, à la suite de l’indépendance proclamée par la majorité des républiques qui la constitue. Le 25 décembre, le président de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev démissionne. Le 26 décembre, l’URSS disparaît et la CEI (Communauté des États Indépendants) est créée, comprenant la Russie, ancienne république fondatrice de l’URSS. Après des années de récession économique, la Russie connait à nouveau une croissance économique dans les années 2000.
Nous avons là deux exemples d’essor et de déclin de grandes puissances à des époques différentes et concernant des espaces géographiques distincts.
L’analyse de ces exemples, que nous étudierons séparément, devrait nous permettre de montrer les forces et fragilités d’une puissance pouvant conduire à son essor ou à son déclin.
L’Empire ottoman, de l’essor au déclin
L’Empire ottoman, de l’essor au déclin
La longévité de l’Empire ottoman est exceptionnelle. Son existence couvre plus de six siècles de 1299 à 1922.
Les levier de la puissance ottomane, de l’essor à l’âge d’or
Les levier de la puissance ottomane, de l’essor à l’âge d’or
L’Empire ottoman au maximum de son extension territoriale
- À la fin du XVIe siècle, l’Empire ottoman est une puissance transcontinentale qui domine l’espace méditerranéen par sa puissance militaire, la taille de son territoire et sa prospérité économique et culturelle.
Parmi les faits marquants des conquêtes territoriales de l’Empire ottoman, on peut citer notamment la prise de Constantinople par le sultan Mehmed II en 1453, provoquant ainsi la chute de l’Empire byzantin, ou bien la progression importante des troupes ottomanes sur le continent européen, avec les succès de Soliman le Magnifique, qui parvient jusqu’aux portes de Vienne en 1529.
L’Empire ottoman est alors au maximum de son extension territoriale : il s’étend sur trois continents de la Tunisie en Afrique du Nord, à l’Irak au Moyen-Orient, et jusqu’à la Hongrie en Europe.
- L’Empire ottoman a inscrit sa logique expansionniste dans la durée, avec des conquêtes territoriales presque illimitées pendant plusieurs siècles.
Cette politique extérieure ambitieuse est doublée d’une politique intérieure axée sur la consolidation du sultanat.
Tout d’abord, la structuration politique de l’empire se renforce, comme en témoigne les changements de statut du souverain à la tête de l’Empire ottoman. Si Mehmed II (dates de règne : 1451-1481) et Soliman le Magnifique (dates de règne : 1520-1566) sont par exemple tous deux de grands conquérants, Soliman le Magnifique devient à la fois sultan, c’est-à-dire chef de l’armée détenant le pouvoir politique, et calife, qui détient l’autorité suprême sur le plan religieux. Soliman détient ainsi à la fois le pouvoir militaire, politique et religieux.
Par ailleurs, les sultans qui se succèdent à la tête de ce vaste empire parviennent à maintenir une stabilité dans un ensemble pourtant très fragmenté culturellement. En effet, l’Empire ottoman, loin d’être uniforme, présente une mosaïque de peuples, de cultures et de religions.
Un pouvoir fort se centralise certes à Constantinople, la capitale, mais une certaine souplesse lui permet de s’adapter aux réalités de chaque province de l’Empire, dans un dialogue avec les élites provinciales et les populations intégrées. Cette capacité d’adaptation est une force du pouvoir central ottoman.
- La cohésion de l’Empire ottoman repose sur l’intégration d’une population pluriethnique.
Ainsi, la loi coranique est le fondement du droit dans l’Empire ottoman. Mais pour autant, cette loi s’adapte aux populations locales et les non-musulmans, juifs et chrétiens, sont protégés par le sultan, certains pouvant même accéder à des fonctions locales importantes. Les conversions, souvent encouragées, plus rarement forcées, permettent aussi d’intégrer certaines populations à des fonctions participant à la diffusion du pouvoir ottoman.
Par exemple, les janissaires, esclaves de culture chrétienne, deviennent les soldats d’élite de l’armée ottomane en se convertissant à l’Islam. Les janissaires sont recrutés dans le cadre du devchirmé. C’est un système qui s’apparente à un impôt de sang : des enfants de familles rurales pauvres des Balkans sont coupés de leur famille et désignés pour servir le sultan. Si la plupart d’entre eux deviennent des guerriers fidèles, certains accèdent aux plus hautes fonctions de l’État.
Janissaire :
Soldat d’élite de l’armée ottomane.
Du XIVe au XVe siècle, le corps d’élite des janissaires est composé d’enfants chrétiens d’origine européenne. Ils sont enlevés, coupés de leur famille, convertis à l’Islam et formés pour être des guerriers fidèles au sultan.
Miniature de 1550 représentant un devchirmé dans un village de Bulgarie où de jeunes enfants sont enlevés à leur famille par l’administration du sultan
Sokollu Mehmet Pacha est issu d’une famille serbe. Recruté à l’âge de 16 ans, il devient janissaire. Il se distingue ensuite à la bataille de Mohács (1526) et au siège de Vienne (1529), deux événements qui le mèneront jusqu’à la très haute fonction de grand vizir du sultan Soliman le Magnifique et de ses successeurs.
Sokollu Mehmet Pacha (1505-1579) grand vizir de 1565 à 1579
Toujours est-il que pendant cette époque de l’apogée de la puissance ottomane, les révoltes sont très rares. Cette paix favorise la prospérité d’un Empire prestigieux, qui est également un carrefour commercial incontournable entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie.
Identifier les crises entraînant le déclin de l’Empire ottoman
Identifier les crises entraînant le déclin de l’Empire ottoman
Les crises que subit par l’Empire ottoman découlent à la fois de menaces extérieures et intérieures.
À l’extérieur, la puissance de l’Empire ottoman se heurte aux puissances européennes qui se renforcent à l’ouest et à l’Empire russe qui exerce une forte pression à l’est. Progressivement, l’Empire ottoman connait des défaites et perd des territoires. Mais ce recul de l’Empire se fait étapes par étapes.
À l’intérieur, les revers militaires entrainent aussi des crises politiques et financières. Ces crises se succèdent et s’intensifient entre le XVIIIe siècle et le XXe siècle. La charge fiscale est forte dans les provinces, notamment pour soutenir les efforts de guerre, ce qui alimente les tensions. Les difficultés économiques sont croissantes et le pouvoir central a de plus en plus de difficultés à négocier avec les pouvoirs locaux. L’Empire ottoman tente de mettre en œuvre des réformes, mais le pouvoir politique fragilisé perd sa stabilité, comme en témoignent les nombreux sultans renversés, voire assassinés.
Au XIXe siècle, les troubles se multiplient avec la montée des nationalismes, notamment en Europe balkanique et dans le monde arabe, qui menacent l’intégrité de l’Empire.
La Grèce obtient son indépendance (1829). En Afrique du Nord, la France s’impose en Algérie (1830), puis en Tunisie (1881) et l’Égypte est contrôlée par la Grande-Bretagne (1882). Dans les Balkans, la Roumanie, la Serbie et le Monténégro deviennent indépendantes (1876-1878).
- Les tentatives de modernisation tardives et ne peuvent ralentir le processus de désintégration de l’Empire encouragé par les puissances européennes.
L’Empire ottoman s’engage aux côtés de l’Allemagne lors de la Première Guerre mondiale, dans le cadre de la Triple Alliance. Leur défaite aboutit à la dissolution de l’Empire, selon la volonté des Alliés, France et Angleterre notamment, qui signent en 1916 des accords secrets délimitant leurs zones d’influences au Proche et Moyen-Orient aux dépends de l’Empire Ottoman. Les nouvelles frontières sont fixées par le traité de Sèvres en 1920.
Le territoire de l’Empire ottoman est redécoupé par les puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale
La fin de l’Empire ottoman date officiellement de l’abolition du sultanat en 1922 et de la proclamation de la république turque en 1923. Mustafa Kemal dit Atatürk (« père des Turcs ») est à la tête de la Turquie.
La Russie depuis 1991, une puissance qui se reconstruit après l’éclatement de l’URSS
La Russie depuis 1991, une puissance qui se reconstruit après l’éclatement de l’URSS
Durant la guerre froide, l’URSS s’impose comme l’une des deux superpuissances mondiales, face aux États-Unis.
Mais en 1991, l’Union soviétique disparaît après 70 ans d’existence. La plus grande des républiques constitutives de l’URSS, devenue la Fédération de Russie, doit alors faire face à de nombreux défis.
Les défis de la transition
Les défis de la transition
La dislocation territoriale
En 1991, l’URSS est remplacée par la Communauté des États Indépendants (CEI).
L’URSS avait une superficie de 22 402 200 km2 et la Russie seule a une superficie de 17 075 400 km2. La Russie est donc une puissance sans territoire en Europe orientale, ni en Asie centrale.
Communauté des États Indépendants (CEI) :
En 1991, la CEI, née de l’implosion de l’URSS, comprend 12 États : la Russie, ainsi que la Biélorussie, l’Ukraine et la Moldavie à l’ouest ; l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie dans le Sud-Caucase ; également le Turkménistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizstan en Asie centrale.
L’objectif était de favoriser l’intégration régionale en maintenant des relations privilégiées sur les plans économique, politique et militaire.
Aujourd’hui, la Géorgie, l’Ukraine et la Moldavie n’en font plus partie.
La démocratisation politique
Boris Eltsine est élu président de la Russie en juin 1991. La Constitution est adoptée en 1993 par un référendum.
Elle donne lieu au multipartisme et un renouveau de certaines libertés individuelles, à condition bien entendu qu’elles ne viennent pas s’opposer à un pouvoir oligarchique et autoritaire des nouvelles élites russes, dont une partie de l’ancienne nomenklatura soviétique.
La transition économique et sociale
La transition rapide du communisme au capitalisme, qualifiée de « thérapie de choc » et menée en suivant les consignes du FMI, est douloureuse.
Les privatisations enrichissent une première génération d’oligarques, une poignée de privilégiés immensément riches et puissants, souvent d’anciens cadres du Parti communiste. Face à ces privilégiés, une population de plus en plus nombreuse est en voie de paupérisation. La libéralisation des prix provoque une hyperinflation, le chômage augmente, la privatisation des logements s’accompagne de l’apparition de « sans domiciles fixes », phénomène alors inconnu en ex-URSS. La société russe devient une des plus inégalitaires du monde.
La crise démographique
La population est en forte baisse et le solde naturel déficitaire dès 1992.
Dans les années 1990, l’espérance de vie est de 59 ans pour les hommes et 72 ans pour les femmes. Entre 1990 et 1995, la population russe perd 4,5 ans d’espérance de vie en moyenne. La santé publique s’est dégradée avec le développement massif du SIDA, de la tuberculose mais aussi le poids de l’alcoolisme, la croissance des homicides et des suicides dans un climat de très forte insécurité. Quant à l’indice de fécondité, il atteint son niveau le plus bas : 1,16 enfant par femme en 1999.
La perte du statut de superpuissance
La Russie garde son siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Elle conserve également une partie de l’arsenal nucléaire de l’URSS, mais n’est plus considérée comme une superpuissance.
Si elle fait tout pour conserver son influence au sein de la CEI, son pouvoir d’influence sur le plan international est dramatiquement amoindri, et Moscou doit se rapprocher du monde occidental.
Croissance économique et recul de la démocratie
Croissance économique et recul de la démocratie
Dans les années 2000, la Russie connait une croissance économique, mais sur le plan politique, la démocratie perd du terrain et l’autoritarisme reste le principal cap politique du pays.
La croissance économique s’appuie sur l’augmentation du cours des hydrocarbures et des minerais. De superpuissance mondiale, l’économie russes devient une « économie de rente » largement dépendante de l’exportation de ses matières premières.
- Le PIB augmente, l’inflation est maîtrisée et le chômage commence à diminuer au début des années 2000. Néanmoins, les oligarques continuent de s’enrichir et les inégalités sociales perdurent.
Le décroissement naturel de la population se poursuit malgré une politique nataliste largement incitative (primes conséquentes à la naissance pour les études des enfants, discours sur la famille idéale nombreuse et durcissement des conditions d’accès à l’avortement) et encouragée par l’Église orthodoxe.
Un tournant politique est marqué par la démission de Boris Eltsine le 31 décembre 1999. Vladimir Poutine, alors Premier ministre, devient président par intérim avant d’être élu en mars 2000. Vladimir Poutine est l’ancien chef du FSB, les services secrets de la Russie. Il forme en 2001 un parti nationaliste, le parti « Russie unie ». Il déclare vouloir restaurer « la verticale du pouvoir », c’est-à-dire renforcer le rôle de l’État, du pouvoir exécutif et recentraliser le pouvoir. Dans ce contexte, il met au pas les oligarques en contrôlant davantage leur influence économique et politique.
La transparence politique est de plus en plus compromise et Poutine est réélu en 2004. En 2008, la Constitution russe ne lui permet pas de se représenter, il est donc Premier ministre alors qu’un de ses proches, Dimitri Medvedev, est président. Depuis 2012, il est de nouveau président. Il a d’abord fait allonger le mandat de présidence à six ans, puis fait adopter la non-limitation des mandats présidentiels. Réélu en 2018, puis en 2024, il peut se maintenir à la tête du Kremlin jusqu’en 2036.
- Vladimir Poutine incarne donc le pouvoir et aucune opposition n’a aujourd’hui un poids suffisant pour envisager une alternance politique.
Une politique étrangère complexe à l’égard des pays occidentaux
Une politique étrangère complexe à l’égard des pays occidentaux
La politique étrangère russe connait des évolutions profondes, marquées notamment par une posture de défiance vis-à-vis de l’Occident, dans un contexte de coopération économique pourtant structurelle (du moins jusqu’à l’invasion de l’Ukraine).
La dislocation de l’URSS conduira à l’éclatement de pas moins de 33 conflits sur l’ancien territoire soviétique.
Ces conflits, aux motivations ethniques, politiques ou territoriales, peuvent prendre la forme de guerres civiles, c’est notamment le cas des guerres de Tchétchénie en 1994-1996 et 1999-2009, où des mouvements indépendantistes ont été brutalement réprimés par le pouvoir central russe. Parfois ce sont des conflits internationaux, causé par la croissante rivalité entre la Russie et les pays alignés sur l’OTAN, dont certains sont frontaliers de la Fédération Russe. Les anciens républiques populaires alliées avec l’URSS ont, en effet, rejoint l’OTAN ou l’Union Européenne, alors que la Géorgie et l’Ukraine étaient candidates. L’Ukraine, envahie par la Russie en 2014 puis en 2022, constitue l’exemple le plus marquant de cette logique de contrôle des marges russes, dont le rapprochement avec l’Ouest est perçu comme une menace par Moscou.
L’OTAN est une alliance politique et militaire entre l’Amérique du Nord et l’Europe occidentale, née de la guerre froide en 1949 et qui avait pour adversaire désigné l’URSS. Son élargissement a été rendu possible avec la chute de l’URSS. De 12 membres en 1949, elle est passée à 32 membres. Les deux derniers intégrés sont la Finlande en 2023 et la Suède en 2024, un choix qui s’explique par le contexte d’insécurité de cette région du monde depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
La Russie et l’Union Européenne ont des relations politiques extrêmement tendues du fait de la guerre en Ukraine ; les relations avec les États-Unis sont plus fluctuantes en fonctions des alternances politiques. Moscou cherche à la fois à exalter un certain nationalisme pour faire renaître l’idée de « Grande Russie » (au moins en termes d’influence) et à élargir son réseau d’alliances avec d’autres États qui sont ouvertement hostiles à l’hégémonie occidentale, notamment états-unienne (Corée du Nord, Venezuela), ou qui constituent des puissances émergentes non-alignées (Chine, Brésil, Inde). Cette émergence de puissances dites « révisionnistes » (voulant réformer un ordre mondial existant, qu’elles estiment défavorable à leurs intérêts), notamment à travers ce que l’on nomme les BRICS+, se fait de manière très graduelle, les différents pays qui constituent ce mouvement ayant des intérêts parfois opposés et surtout une conception de leur souveraineté politique qui ne permet pas d’intégration aussi poussée qu’une alliance comme l’OTAN ou l’Union Européenne.
À travers ces leviers intérieurs et extérieurs, la Russie espère sécuriser ses intérêts, s’affirmer dans un contexte de recul de l’hégémonie américaine, et retrouver un statut de grande puissance.
Conclusion :
Nous avons donc évoqué les trajectoires de deux puissances, l’Empire ottoman et la Russie à des moments différents de leur histoire.
Il est important de souligner qu’il n’y a pas de grille d’éléments précis et figés qui serait transposable à toutes les situations pour annoncer l’essor ou, au contraire, le déclin d’une grande puissance. Chaque schéma est unique et il s’agit chaque fois d’un mélange complexe de facteurs (internes ou externes, favorables ou défavorables), de choix, d’outils d’influence à disposition et de circonstances. Les circonstances internes et externes jouent en effet beaucoup dans la construction, les dynamiques ou la chute des puissances.
Cependant, certains leviers peuvent être mis en évidence pour comprendre les forces ou les faiblesses d’une puissance dans ses différentes phases de trajectoire.
Ainsi, on remarquera que l’adhésion de la population est un élément important de la puissance : quel que soit le profil de la population, plutôt uniforme ou composite, l’adhésion garantie une stabilité du pouvoir. Plusieurs moyens (relevant du hard power ou du soft power) peuvent aussi être utilisés pour affirmer la puissance d’un État : expansion territoriale, influence économique, influence idéologique… Dans le cas de l’Empire Ottoman comme dans celui de l’ex-URSS, le déclin se traduit par des pertes de territoires plus ou moins rapides et une disparition totale de l’État.