L’évolution du lien social dans le monde du travail
Introduction :
Dans les sociétés traditionnelles où la solidarité était mécanique, c’est-à-dire, où les individus étaient solidaires car ils se ressemblaient et occupaient la même place au sein de la société, la permanence et la force des liens familiaux permettaient à l’individu d’obtenir une protection et une reconnaissance assurée. Aujourd’hui, la famille n’est plus une évidence et l’autonomie et la révélation de soi sont devenues des valeurs dominantes. Dans ce contexte, le travail joue un rôle important : il permet non seulement d’avoir des ressources économiques mais aussi de se réaliser, de poursuivre un objectif personnel et de révéler ses singularités.
Après la Seconde Guerre mondiale, le travail devient un élément de protection fondamental : la demande de travail est abondante, l’école se démocratise et la Sécurité sociale se développe. L’individu pouvait obtenir des revenus et conserver durablement un emploi, connaître une possibilité d’ascension sociale, mais aussi se protéger contre les risques sociaux liés à la vieillesse, au chômage et à la maladie. Le travail constituait alors une base sûre à partir de laquelle on pouvait s’insérer dans des réseaux de sociabilité et tisser de nouveaux liens.
Aujourd’hui, le chômage est élevé et les formes atypiques d’emploi se développent, la protection sociale est de plus en plus remise en question et un diplôme ne garantit plus de connaître une mobilité sociale ascendante. Dès lors, le travail ne semble plus constituer une base sûre à partir de laquelle il est possible de s’insérer dans des groupes sociaux ou de tisser durablement des liens.
De ce fait, peut-on considérer que nous assistons à une fragilisation du lien social au travail ?
Dans un premier temps, nous démontrerons que le travail demeure une instance d’intégration majeure dans les sociétés industrialisées et en quoi avoir un travail stable est important pour maintenir et créer d’autre types de liens (commes les liens amicaux). Dans un second temps, nous verrons en quoi le chômage et le développement des formes atypiques d’emploi fragilisent le lien social produit par le travail.
Le travail : une source d’intégration sociale
Le travail : une source d’intégration sociale
Le travail : une instance majeure d’intégration dans les sociétés industrialisées
Le travail : une instance majeure d’intégration dans les sociétés industrialisées
De nombreuses instances de socialisation produisent du lien social mais, dans les sociétés industrialisées, le travail continue d’occuper une place prépondérante dans la création et le maintien du lien social.
Lien social :
Le lien social désigne l’ensemble des relations qui unissent des individus entre eux au sein d’un groupe social ou à l’échelle d’une société.
Les liens sociaux permettent d’assurer l’intégration sociale des individus en renforçant les valeurs communes et en permettant aux individus d’acquérir une identité sociale.
Émile Durkheim
Le sociologue Émile Durkheim (1858-1917) va apporter des explications à l’importance du travail dans les sociétés industrialisées. À la fin du XIXe siècle, il constate la transformation de la société et, simultanément, l’émergence d’un individu qui se pense autonome et libre d’agir comme bon lui semble (autrement dit, l’individu de nos sociétés modernes).
Pour Durkheim, cette transformation de la société et cette émergence d’un nouvel individu sont liées. Selon lui, l’individu qui se pense autonome est le résultat d’une conscience individuelle qui a pris le pas sur la conscience collective.
Dans les sociétés traditionnelles ou les sociétés rurales, telles que celles des pays occidentaux au XIXe siècle ou encore celles de certains pays aujourd’hui, la conscience collective recouvre presque la totalité de la conscience individuelle. Les membres du groupe sont liés entre eux parce qu’ils effectuent les mêmes tâches, parce qu’ils sont identiques : ils ont les mêmes tenues, les mêmes croyances, les mêmes habitudes ou encore les mêmes parcours de vie. Ils sont solidaires entre eux car ils se ressemblent.
- Durkheim appelle cette solidarité, la solidarité mécanique.
Or, au moment où Émile Durkheim décrit la société, celle-ci est en pleine évolution : les villes s’agrandissent, la population urbaine s’accroît, le travail ouvrier prend de l’ampleur tandis que le secteur agricole s’affaiblit.
La population devient donc très nombreuse dans les villes.
Et pour trouver sa place dans cette société et subvenir à ses besoins, il faut que chacun·e ait une activité économique : la division du travail apparaît alors comme la solution. Ainsi, selon Durkheim, la division du travail a permis le développement de la conscience individuelle et l’affirmation des singularités.
Les individus sont désormais solidaires car ils sont interdépendants et ont besoin des uns et des autres pour réaliser la production et subvenir à leurs besoins.
- C’est la solidarité organique.
Dans ce contexte de sociétés industrialisées, le travail est donc important pour subvenir à ses besoins mais aussi pour occuper une place dans des sociétés au sein desquelles les individus se différencient de plus en plus les uns des autres.
Le travail : une condition importante pour tisser et entretenir des liens hors-travail
Le travail : une condition importante pour tisser et entretenir des liens hors-travail
Le travail permet de participer à la vie économique, en produisant des biens et services et en consommant ces produits. Il permet, via la rémunération qu’il procure, de répondre à des besoins primaires comme se nourrir, se laver, dormir dans de bonnes conditions ou encore se soigner.
Mais le travail permet aussi de participer à la vie sociale : le lien économique entretient le lien familial et matrimonial, le lien aux structures administratives mais aussi le lien aux institutions locales et nationales.
Le travail est une protection économique mais il permet aussi de créer et de maintenir les liens sociaux.
L’employeur·se et le·la salarié·e sont lié·e·s par le travail, et ce lien est source de protection : le·la salarié·e peut négocier un aménagement de son temps de travail sans pour autant risquer de perdre celui-ci car il est protégé par un contrat de travail.
En outre, ce même individu peut créer des liens « forts » au travail avec ses collègues.
- Dans ce second exemple, le travail peut être pourvoyeur de protection face à l’isolement et la solitude et ne représente pas qu’un gain économique.
L’une des preuves qui attestent de l’importance occupée par le travail dans nos sociétés est la manière dont les individus se définissent lors d’une première rencontre. Bien souvent, ils présentent ce qu’ils font dans la vie, autrement dit, le travail qui les occupe.
Cela se reflète aussi dans l’étude de la structure de la société avec l’analyse des PCS. Les critères socioéconomiques pris en compte par l’Insee pour construire les PCS sont notamment :
- le statut d’activité ;
- la qualification ou le diplôme ;
- la position hiérarchique ;
- ou encore le secteur d’activité.
- L’Insee suppose en cela que les PCS regroupent des individus présentant une certaine homogénéité sociale et susceptibles de partager des opinions et des pratiques communes.
Serge Paugam et René Castel sont deux sociologues qui expliquent l’importance du travail. Pour eux, c’est surtout au travail que se créent les identités de chacun et que se tissent des liens sociaux avec d’autres individus ou groupes sociaux.
Fragilisation du lien social au travail
Fragilisation du lien social au travail
Le chômage
Le chômage
Le travail serait donc, dans les sociétés industrialisées, le premier pourvoyeur de protection et de reconnaissance.
Le gain économique permet de répondre aux besoins primaires et de réaliser des dépenses de consommation qui constituent la norme sociale, comme des dépenses de loisirs par exemple. Le travail permet ainsi d’occuper une place, de se définir objectivement au sein de la société et d’être reconnu en tant que tel : il est pourvoyeur de reconnaissance.
Néanmoins, le chômage de masse qui se développe depuis la fin des années 1970 vient menacer cette protection et cette reconnaissance.
Bien que l’expérience du chômage varie selon les ressources familiales, amicales, scolaires et selon le montant d’indemnisation que perçoit la personne au chômage, il reste perçu négativement car il marginalise les individus.
Le chômage est un facteur de pauvreté : les revenus diminuent, les dépenses ne sont donc plus les mêmes que lorsque l’individu occupe un emploi.
- Il est alors difficile d’acheter selon les normes de consommation propres à la société ou des groupes sociaux auxquels on appartient.
Un individu est habitué à sortir au restaurant tous les week-ends avec ses ami·e·s. Cette pratique est devenue la norme pour ce groupe social.
Or, la perte de revenu liée au chômage ne permettra pas à l’individu d’entretenir cette habitude : il va ainsi s’éloigner des normes de consommation propre à son groupe social d’appartenance.
Dès lors, l’expérience du chômage est souvent marquée par l’affaiblissement des liens sociaux. En situation de chômage, il est en effet moins possible de faire des sorties et de profiter des loisirs à l’origine du maintien et de la création de liens sociaux : en conséquence, ceux-ci se fragilisent.
Serge Paugam explique ce processus qui lie la perte de travail à l’appauvrissement des liens sociaux.
Il décrit un mécanisme circulaire qui débute par un manque d’intégration par le travail qui a des effets sur ce qu’il appelle les liens électifs (il s’agit des ami·e·s, de la famille et du·de la conjoint·e) et qui peut amener à l’isolement relationnel.
Cette rupture progressive des appartenances a des conséquences sur toute la construction identitaire amenant la perte d’estime de soi et la stigmatisation.
- Le sociologue appelle ce phénomène : le processus de disqualification sociale.
Un individu perd son emploi et ne peut plus assurer ses dépenses de consommation en matière de loisirs. Il voit alors de moins en moins ses ami·e·s jusqu’à rompre le contact avec eux·elles. En perte de confiance, il s’isole de plus en plus. Bénéficiaire d’allocations chômage ou de minima sociaux, il peut être victime de stigmatisation.
Ce mécanisme, mis en lumière pas Serge Paugam, montre aussi l’effet des représentations que les individus ont du chômage. La façon dont est vécue l’expérience du chômage est liée aux représentations qu’en donnent les politiques sociales.
Les politiques de retour à l’emploi ont deux objectifs :
- augmenter ou maintenir un taux d’activité élevé dans un objectif de croissance économique ;
- favoriser un retour rapide à l’emploi car le travail est, dans les sociétés industrialisées, un vecteur important d’intégration sociale.
Cependant, ces politiques publiques de retour à l’emploi peuvent justement fragiliser le rôle intégrateur du travail. En voulant éviter l’allongement du temps de chômage pour un individu, elles peuvent avoir deux effets négatifs :
- elles contribuent à donner une représentation négative de l’expérience de chômage ;
- elles poussent les individus à occuper des emplois faiblement rémunérateurs et peu valorisants.
Le suivi effectué par Pôle emploi pousse parfois les individus au chômage à occuper n’importe quel emploi ; quand bien même celui-ci serait faiblement pourvoyeur de liens sociaux et de reconnaissance.
Le modèle danois de « flexisécurité » ou « flexicurité » montre bien que la façon dont est vécue l’expérience sociale du chômage est affaire de représentations, et que les politiques publiques menées en faveur d’un retour à l’emploi jouent un rôle important.
Au Danemark, les alternances entre périodes d’emploi et de chômage ne sont pas vécues comme des échecs et constituent une période pour se former ou donner un nouvel élan à sa carrière. L’État danois met en œuvre des politiques adaptées pour l’emploi : des indemnisations élevées, des dispositifs d’accompagnement et de formation de qualité qui ne stigmatisent pas la situation précaire de l’individu et stimule son retour à l’emploi.
Les formes atypiques d’emploi
Les formes atypiques d’emploi
Les formes atypiques d’emploi se sont développées pour permettre aux entreprises de faire face à la volatilité de la demande et afin de résorber le chômage.
Ces formes correspondent à une plus grande flexibilité dans la quantité de facteur travail employée. En modulant cette quantité, l’entreprise ajuste ses coûts de production, ce qui lui permet d’être plus compétitive face à un environnement économique très concurrentiel.
Concrètement, il peut s’agir pour une entreprise d’employer un C.D.D. pour quelques mois, car elle prévoit une hausse de son activité, plutôt que d’embaucher un·e salarié·e en C.D.I. L’entreprise pourra aussi recourir à un·e prestataire de services qui recrutera un·e intérimaire, ou encore employer un individu à temps partiel plutôt qu’à temps plein.
La flexibilité de l’emploi renvoie à :
- une mobilité professionnelle accrue : les individus changent souvent d’emploi et alternent entre période de chômage et période d’emploi ;
- la flexibilité horaire : les horaires de travail varient souvent et l’organisation de la vie familiale et des temps de loisirs peut, de ce fait, se compliquer ;
- la variation des tâches de travail : les salarié·e·s sont polyvalent·e·s et sont régulièrement amené·e·s à travailler à des postes différents.
La flexibilité de l’emploi a pour conséquence de fragiliser la création et l’entretien du lien social au travail :
- les salarié·e·s employé·e·s en C.D.D. ou en intérim peuvent difficilement entretenir des liens sociaux au travail car leur emploi n’est pas stable ;
- les individus employés sous des contrats différents n’ont pas les mêmes intérêts au travail.
Le travail est certain pour le·la titulaire du C.D.I. qui peut avoir intérêt à s’investir dans l’entreprise et à tisser des liens avec les autres salarié·e·s, alors qu’il est incertain pour le C.D.D. ou l’intérimaire. Ainsi, la cohésion entre les salarié·e·s employé·e·s en C.D.I. et ceux·celles employé·e·s en C.D.D. ou en intérim n’est pas garantie.
- Les identités au travail et les intérêts sont donc différents : il devient plus difficile de tisser des liens et défendre des intérêts communs par l’action collective.
Les sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux observent ainsi une certaine incompréhension entre les « vieux ouvriers spécialisés » et les « jeunes intérimaires » dans les usines :
- les « vieux OS » tiennent à leurs acquis et à la sécurité permise par leur contrat de travail malgré la pénibilité et l’aspect routinier de leur emploi ;
- tandis que les jeunes intérimaires veulent rompre avec ces « petits boulots » qui, selon eux, sont dépourvus de sens et peu valorisants.
- Cette discordance dans la façon dont ces deux groupes perçoivent leur emploi rend impossible l’émergence d’une action collective telle qu’une grève.
Même si, dans les formes atypiques d’emploi, le lien avec le travail n’est pas totalement rompu (chômage), la précarité de l’emploi à laquelle sont confrontées les sociétés industrialisées menace la solidarité et les identités.
Serge Paugam met en évidence le phénomène suivant : l’intégration par le travail n’est plus assurée. Il propose, en suivant, une typologie des niveaux d’intégration par le travail :
- L’intégration assurée (type idéal d’intégration par le travail) correspond à une situation dans laquelle l’individu est satisfait de son travail, il y trouve du sens et se réalise, et dans laquelle son travail est stable (C.D.I.). L’individu y trouve donc protection et reconnaissance.
- L’intégration incertaine correspond à une situation dans laquelle l’individu est satisfait de son travail, mais ce dernier est instable (C.D.D. ou contrat d’intérim). Son travail lui procure de la reconnaissance mais pas de protection.
- L’intégration laborieuse correspond à une situation dans laquelle l’individu ne retire pas de satisfaction de son travail, mais ce dernier est stable (C.D.I.). Son travail lui procure une protection mais pas de reconnaissance.
- L’intégration disqualifiante correspond à une situation dans laquelle non seulement l’individu ne retire pas de satisfaction de son travail, mais où celui-ci est également instable (C.D.D. ou contrat d’intérim). Son travail ne lui procure alors ni reconnaissance, ni protection.
Conclusion :
Les sociétés industrialisées se caractérisent désormais par une solidarité organique : celle-ci repose sur la division du travail qui a pour conséquence de mettre en évidence les singularités des individus. Cette singularité qui se manifeste dans les identités individuelles se construit surtout dans le monde économique, et plus exactement dans le lien au travail. Or, le chômage massif et la précarité de l’emploi, auxquels sont confrontées nos sociétés, menacent cette solidarité et cette identité. L’inégale répartition des capitaux économiques et culturels ainsi que la précarisation des emplois, tout particulièrement dans les milieux sociaux les plus modestes, ont engendré une fragilisation du lien social.