Le mythe, une parole fondatrice

Introduction :

L’expression « le pouvoir de la parole » est explicite : la parole est un moyen d’expression et de communication grâce auquel le locuteur peut exercer un pouvoir sur l’auditeur. Ce pouvoir manifeste donc une autorité. Le mot est à prendre en deux sens tout à fait complémentaires.
D’une part, dans sa définition courante, le mot « autorité » désigne le pouvoir de commander, de guider, de conseiller ainsi que d’être écouté et obéi. Cette autorité requiert une légitimité. Sans cette légitimité, on parlera d’autoritarisme, c’est-à-dire d’une autorité abusive – en l’occurrence d’autoritarisme de la parole.
D’autre part, l’étymologie du mot « autorité », qui découle du latin auctoritas, renvoie à la notion d’auteur : en anglais, la parenté sémantique et étymologique entre « author » (l’auteur) et « authority » (l’autorité) est encore plus nette. L’autorité est toujours celle d’un auteur. En politique, l’auteur d’une loi l’expose et la défend par la parole. En philosophie ou en science, l’auteur d’une thèse expose cette dernière non seulement dans un ouvrage ou un article, mais aussi face à une assemblée de spécialistes ou au grand public. Mais, paradoxalement, certains discours n’ont pas d’auteurs connus ou reconnus, comme beaucoup de textes religieux fondateurs ou encore les grands mythes.
Cette absence d’auteurs identifiables retire-t-elle à cette parole son autorité ?

Nous avons déjà vu ce à quoi prétend l’art de la parole : convaincre l’autre et le rallier à sa cause ou le dominer. On voit donc d’emblée en quoi la parole porte une autorité. Il s’agit maintenant de connaître les fondements de cette autorité de la parole, dans ce qui constitue d’abord la parole la plus originelle et la plus fondatrice des cultures humaines, celle du mythe.
D’où la problématique de ce cours : sur quoi repose l’autorité de la parole mythologique ?

Le mythe, parole fondatrice

La question des fondements de l’autorité de la parole renvoie au mythe. Le mythe, en tant que discours répété et transmis par la tradition orale puis par les livres, fonde l’organisation des communautés humaines. On peut dire que l’autorité de la parole du mythe provient justement de son origine.

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Définition

Mythe :

Un mythe est un récit fabuleux et imaginaire ayant pour fonction de raconter nos origines, et de fournir une réponse possible à la question philosophique « d’où venons-nous ? ». Il présente un caractère symbolique et exprime des idées abstraites de façon allégorique.

Le mythe est à comprendre en deux sens étroitement liés.

  • Le mythe est premier selon l’ordre chronologique d’apparition des types de paroles dans l’histoire : la parole mythologique est l’une des première paroles transmises connues – une origine de la parole.
  • De plus, l’autorité du mythe tient au fait que, dans son contenu, celui-ci soit le récit de l’origine humaine (la naissance de l’humanité dans le mythe de Prométhée par exemple), de l’origine de quelque chose propre à l’humanité (l’origine du mal humain dans le mythe de Faust), ou encore d’une caractéristique fondamentale de l’être humain (la faute dans le mythe d’Œdipe).
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À retenir

Tout mythe constitue une parole fondatrice sur nous-même et notre monde (cosmogonie) ou les êtres qui l’auraient créé (théogonie).

Cependant, deux difficultés se présentent.

  • Premièrement, pourquoi parler d’une « parole fondatrice » plutôt que d’un « écrit fondateur », dans la mesure où les mythes sont souvent lus dans des livres ?
  • Deuxièmement, pourquoi parler d’autorité (avec l’idée d’auteur que ce mot suppose), alors que les mythes sont, sinon anonymes, du moins d’auteurs inconnus ?
  • Pour le premier point, le mythe est un récit qui se raconte et fait initialement l’objet d’une transmission orale.
  • Pour le second point, même si nous les connaissons par des auteurs identifiés (Sophocle ou Platon) les mythes sont essentiellement d’origine populaire. Est-ce à dire qu’ils n’ont pas d’autorité ? Bien au contraire ! Que leur autorité se fonde dans le lointain mystère de leur origine renforce l’idée que les mythes n’appartiennent pas à une personne mais, tout comme la Bible ou le Code civil, à tout le monde. L’anonymat initial du mythe est une condition indispensable de l’universalité de son propos. Autrement dit : n’appartenant pas à quelqu’un en particulier, les mythes appartiennent à tous. Cette popularité semble être leur force et la condition de leur pérennité.

Par exemple, Platon raconte un mythe sur la nature humaine et sur l’injustice avec la légende de l’anneau de Gygès, légende inspirée par l’historien Hérodote, lui-même inspiré de récits de la mort de Candaule, roi semi-légendaire. Cette filiation approximative est l’un des traits de l’autorité de la parole mythologique. Que nous dit ce mythe ?

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« Gygès était un des bergers au service du roi qui régnait alors en Lydie. Après un grand orage où la terre avait éprouvé de violentes secousses, il aperçut avec étonnement une profonde ouverture dans le champ même où il faisait paître ses troupeaux ; il y descendit, et vit, entre autres choses extraordinaires qu'on raconte, un cheval d'airain creux et percé à ses flancs de petites portes à travers lesquelles, passant la tête, il aperçut dans l'intérieur un cadavre d'une taille en apparence plus qu'humaine, qui n'avait d'autre ornement qu'un anneau d'or à la main. Gygès prit cet anneau et se retira. C'était la coutume des bergers de s'assembler tous les mois, pour envoyer rendre compte au roi de l'état des troupeaux ; le jour de l'assemblée étant venu, Gygès s'y rendit et s'assit parmi les bergers avec son anneau. Or il arriva qu'ayant tourné par hasard le chaton en dedans, il devint aussitôt invisible à ses voisins, et l'on parla de lui comme d'un absent. Étonné, il touche encore légèrement l'anneau, ramène le chaton en dehors et redevient visible. Ce prodige éveille son attention ; il veut savoir s'il doit l'attribuer à une vertu de l'anneau, et des expériences réitérées lui prouvent qu'il devient invisible lorsqu'il tourne la bague en dedans, et visible lorsqu'il la tourne en dehors. Alors plus de doute : il parvient à se faire nommer parmi les bergers envoyés vers le roi ; il arrive, séduit la reine, s'entend avec elle pour tuer le roi et s'empare du trône. »

Platon, La République, livre II, trad. Victor Cousin, www.remacle.org

Quelles propriétés de l’autorité de la parole mythologique retrouve-t-on dans le mythe de Gygès ?

  • La crédibilité de la parole mythologique

Le mythe énonce une idée – et pas simplement une « morale » – qui donne au mythe sa crédibilité : nous ne sommes bons que dans la mesure où nous nous n’avons pas les moyens ni la capacité d’être mauvais.

  • Soit un homme honnête et droit dont la vie simple ne lui permet pas d’exercer un pouvoir politique ou physique. Dès l’instant où il acquiert le don d’invisibilité, il fait de ce pouvoir, non une force pour rendre service à l’humanité, mais une arme pour faire égoïstement le mal.

Certes, le récit mythologique ne raconte pas un ensemble de faits réels, comme le ferait un récit historique, mais sa puissance est intellectuelle, et c’est la force des idées qui fonde son autorité.

  • Le fabuleux de la parole mythologique

Pourquoi le mythe prend-il une forme fabuleuse et fantastique ? Ces caractères essentiels du mythe permettent de le soustraire à des situations trop terre-à-terre et à des personnages trop particuliers auxquels on ne parviendrait pas à s’identifier. Le fantastique du mythe permet d’élever son récit, d’universaliser sa morale et de construire des expériences de pensée que tout le monde peut faire, par exemple ici : et vous, que feriez-vous d’un tel pouvoir ?

  • L’effet immédiat du mythe

Loin d’être la marque de la superstition, la parole du mythe exprime la vérité possible d’une intuition. En ce sens, il vient en contrepartie du discours scientifique, discours qui est plus élitiste que populaire, et nécessite un apprentissage et des démonstrations qui ne sont pas à la portée de tous.

  • L’intemporalité de la parole mythologique

Enfin, l’autorité de la parole mythologique est prouvée par la résurgence de son discours. La plupart des mythes font, à diverses époques d’une culture, l’objet de reprises. C’est le cas pour le mythe de l’anneau de Gygès, dont le thème et le principe sont repris notamment au XIXe siècle par Wagner dans son opéra L’Anneau des Nibelungen, puis aux XXe et XXIe siècles dans les romans de Tolkien Le Seigneur des anneaux ainsi que leurs adaptations cinématographiques.

L’Anneau des Nibelungen, Josef Hoffman, 1876, photographie de Viktor Angerer L’Anneau des Nibelungen, Josef Hoffman, 1876, photographie de Viktor Angerer

Le mythe et son interprétation

Pour présenter la question de l’interprétation, une comparaison entre le mythe et le rêve peut être éclairante : la représentation mythologique et la représentation onirique nous semblent dans un premier temps étranges, car étrangères à notre rationalité.

  • Quel est le sens d’un mythe comme celui d’Œdipe, où le destin inconscient du personnage est de tuer son père et d’épouser sa mère ?
  • Quel est l’intérêt d’une représentation créationniste du vivant dans le mythe de Prométhée (toutes les espèces vivantes sont fabriquées par deux demi-dieux de façon très rapide et une fois pour toute) face aux théories scientifiques de l’évolution ?
  • Quel est le sens et l’intérêt du mythe de Sisyphe présentant un phénomène qui, tel qu’il est décrit, n’existe pas réellement ? En effet, qui passe sa vie et ses journées à monter un rocher en haut d’une montagne, rocher qui roule aussitôt en bas à peine arrivé au sommet, et que l’homme monte à nouveau, et ainsi de suite ?

Le mythe, dans son discours apparent, ne représente pas la réalité elle-même. Il faut donc, pour le comprendre, décrypter ce qui en constitue l’essence même : le symbole.

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À retenir

Dans un mythe comme dans un rêve, tout n’est que symbole, c’est-à-dire l’intuition cachée de quelque chose (A) manifesté par une autre chose qui est visible (B).

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Exemple

  • Symbole classique

A : la paix
B : la colombe

  • Symbole onirique

A : la pulsion sexuelle
B : s’engouffrer dans un lieu sombre

  • Symboles mythologiques

A : le châtiment éternel ou l’absurdité de la routine du travail
B : le rocher qu’on roule en haut de la montagne, qui redescend, qu’on roule à nouveau…

A : la toute-puissance
B : la colère de Thor

A : le désir de la jeunesse éternelle
B : le pacte de Faust avec Méphistophélès

Puisque le mythe et son symbolisme ne constituent pas une explication rationnelle au sens scientifique, tout mythe demande à être interprété.
Commençons par une distinction conceptuelle afin de définir la notion d’interprétation : expliquer n’est pas interpréter.

  • L’explication porte sur la raison des choses elles-mêmes (la chute d’un corps par exemple), le comment, la détermination de la cause immédiate d’un fait et sa structure ou son fonctionnement.
  • L’interprétation, elle, ne porte pas sur la raison des choses mais sur la raison d’être de la représentation des choses. Elle a pour objet un « pourquoi » et non un « comment ».

L’interprétation, quand elle porte sur un mythe, tente de comprendre le sens caché de ce mythe.
De la même manière, le mythe est davantage du côté de la parole alors que la science relève plutôt du discours.

On pourrait alors avancer : si un mythe se comprend par interprétation, cette compréhension est nécessairement subjective. Mais justement, l’autorité de la parole interprétative tient dans la capacité du sujet pensant à produire une interprétation universelle, c’est-à-dire à laquelle tout le monde peut donner son assentiment. Ainsi, « subjectif » ne veut pas dire « faux » car trop personnel, mais désigne plutôt la capacité du sujet pensant à dégager un sens possible de ce qui en semble dépourvu.
Cette autorité de la parole interprétative du mythe tient donc au fait que l’interprète est l’auteur de l’interprétation. Sur quoi repose cette autorité de l’interprétation ?

  • Principalement sur ce que Lévi-Strauss appelle l’« efficacité symbolique » : le symbole possède une efficacité au plan pratique et social.

Cette notion, développée dans le chapitre X de son livre Anthropologie structurale, démontre la fonction sociale du mythe, qui est toujours le mythe d’une collectivité. Ce concept permet de comprendre comment les symboles du mythe, qui est structuré comme une société, permettent de consolider l’ordre et le fonctionnement de celle-ci. Par ailleurs, dans les sociétés naturelles, la parole mythologique est un outil utilisé par un chaman (être humain intermédiaire entre les hommes et les esprits de la nature ayant une fonction de sage et de guérisseur). Dans son livre, Lévi-Strauss prend l’exemple d’un chaman qui donne un soin à une malade. Pendant le soin, il utilise la parole, racontant le mythe fondateur de la collectivité. Cette pratique doit permettre d’assurer une interaction entre les éléments de l’« opération ».

L’efficacité symbolique du mythe repose sur l’interaction existant entre trois niveaux :

  • le niveau de l’organisme humain ;
  • le niveau sous-jacent (qui ne se voit pas) de l’inconscient et des forces de la nature ;
  • le niveau sus-jacent (qui est apparent) du récit mythique.

Claude Lévi-Strauss, 2005, ©UNESCO/Michel Ravassard, CC-BY-3.0 Claude Lévi-Strauss, 2005, ©UNESCO/Michel Ravassard, CC BY 3.0

Lévi-Strauss écrit :

« Que la mythologie du chaman ne corresponde pas à une réalité objective n’a pas d’importance : la malade y croit et elle est membre d’une société qui y croit. […] L’efficacité symbolique consisterait précisément dans cette “propriété inductrice” que possèderaient, les unes par rapport aux autres, des structures formellement homologues pouvant s’édifier, avec des matériaux différents, aux différents étages du vivant : processus organiques, psychisme inconscient, pensée réfléchie  ».

La guérison de la malade repose en outre sur trois conditions constituant chacune un rapport symbolique :

  • le chaman croit en l’efficacité de sa pratique symbolique et en la valeur de son autorité socialement reconnue ;
  • la malade place sa confiance dans le pouvoir du sorcier et se met dans une disposition psychologique propice à la guérison ;
  • la collectivité toute entière croit dans l’efficacité de la relation symbolique qui s’établit entre le chaman et sa patiente.

L’efficacité symbolique « garantit l’harmonie du parallélisme entre mythe et opérations », l’harmonie du groupe et l’harmonie du monde, la maladie étant conçue comme point de dysharmonie entre un corps et l’inconscient (le tout de l’esprit de la nature) qu’il faut réparer.

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À retenir

La symbolique et la parole du mythe ne font donc pas que donner à penser sur nos origines, notre nature, notre destination, elles ont également une efficacité pratique.

L’autorité de la parole mythologique par les nouvelles mythologies

Nombre de récits contemporains sont des résurgences de la parole mythologique qui se perpétue. Mais la parole mythologique d’aujourd’hui présente deux spécificités.

  • Tout d’abord, elle apparaît essentiellement par l’image et le son (le cinéma) et, en ce sens, renoue avec une certaine oralité et une certaine écoute, revisitées après des siècles de transmission par l’écriture et la lecture.
  • De plus, la nouvelle mythologie, plutôt que centrée sur la question des origines et de la nature humaine (D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ?), s’intéresse surtout à la question « Où allons-nous ? » et développe des récits dont la préoccupation est la fin de l’homme et du monde. Il s’agit là d’une reprise des mythes traditionnels sur la fin des temps, qui posent la question d’une vie après la destruction du monde, et également de la régénération des êtres vivants. La question de la finalité semble donc compter davantage aujourd’hui que la question de l’origine.

Les films de science-fiction à caractère fantastique ou catastrophiste sont souvent des reprises de cette logique. Le principe du retour du Christ a fait naître l’idée même du retour du sauveur au cinéma, comme avec Le Retour du Jedi de George Lucas, sixième opus de la saga Star Wars.
On constate aussi, dans la culture populaire, la récupération du thème mythique de la coupure entre deux mondes (un monde sensible et temporel d’une part, et d’autre part un monde intelligible et éternel) : il constitue le principe de Mad Max – qui se passe dans notre monde – et de sa suite, Mad Max 2 – qui se passe dans un autre monde.
La Planète des singes (1968) mêle science (l’histoire est la conséquence de l’application de la théorie de la relativité généralisée d’Einstein) et mythe d’une transformation de l’humanité.
RoboCop est la reprise du Phénix antique qui renaît de ses cendres.
Enfin, le film 2012 emprunte à l’épisode biblique de l’arche de Noé la thématique de la catastrophe suite à laquelle des survivants élus sont le point de départ d’une nouvelle humanité.

Mais la parole mythologique est aussi présentes dans nos vies quotidiennes. Dans le langage familier, un « mytho » est une fabulation destinée à s’inventer un personnage. Roland Barthes, dans son livre Mythologies paru en 1957, voit de nouvelles mythologies dans bon nombre de nos pratiques actuelles (la grève, la publicité, les croisières), de nos objets du quotidien (il prend l’exemple de la nouvelle Citroën de l’époque), de nos fictions (les Martiens ou les Romains au cinéma) ainsi que chez certains de contemporains célèbres (Greta Garbo, l’abbé Pierre).
Il analyse aussi notre « mythologique » steak-frites.

Alt texte ©LWY, CC-BY-2.0

Pan et Cérès, Pierre Paul Rubens, 1615, musée du Prado Pan et Cérès, Pierre Paul Rubens, 1615, musée du Prado

« Le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C'est le cœur de la viande, c'est la viande à l'état pur, et quiconque en prend, s'assimile la force taurine. De toute évidence, le prestige du bifteck tient à sa quasi-crudité : le sang y est visible, naturel, dense, compact et sécable à la fois ; on imagine bien l'ambroisie antique sous cette espèce de matière lourde qui diminue sous la dent de façon à bien faire sentir dans le même temps sa force d'origine et sa plasticité à s'épancher dans le sang même de l'homme. Le sanguin est la raison d'être du bifteck : les degrés de sa cuisson sont exprimés, non pas en unités caloriques, mais en images de sang, le bifteck est saignant (rappelant alors le flot artériel de l'animal égorgé), ou bleu (et c'est le sang lourd, le sang pléthorique des veines qui est ici suggéré par le violine, état superlatif du rouge). La cuisson, même modérée, ne peut s'exprimer franchement ; à cet état contre-nature, il faut un euphémisme : on dit que le bifteck est à point, ce qui est à vrai dire donné plus comme une limite que comme une perfection.

Manger le bifteck saignant représente donc à la fois une nature et une morale. Tous les tempéraments sont censés y trouver leur compte, les sanguins par identité, les nerveux et les lymphatiques par complément. Et de même que le vin devient pour bon nombre d'intellectuels une substance médiumnique qui les conduit vers la force originelle de la nature, de même le bifteck est pour eux un aliment de rachat, grâce auquel ils prosaïsent leur cérébralité et conjurent par le sang et la pulpe molle, la sécheresse stérile dont sans cesse on les accuse. La vogue du steak tartare, par exemple, est une opération d'exorcisme contre l'association romantique de la sensibilité et de la maladivité : il y a dans cette préparation tous les états germinants de la matière : la purée sanguine et le glaireux de l'œuf, tout un concert de substances molles et vives, une sorte de compendium1 significatif des images de la préparturition2. »

Roland Barthes, Mythologies, « Le bifteck et les frites ».

1 Se dit d’une compilation abrégée de connaissances. Ici, au sens figuré, il désigne la réunion du sang et de la chair du steak, qui forme comme la quintessence de la vie.
2 État avant (pré-) l’accouchement (parturition) et ici, au sens figuré, tous les éléments préalables et nécessaires au développement de la vie, et par extension à l’expression du plaisir dans la société de consommation.

Barthes écrit le chapitre « Le bifteck et les frites » juste après « Le vin et le lait ».

  • Le fantasme de l’antique corne d’abondance se réalise et se pervertit dans la puissance de la surproduction et la frénésie de la surconsommation.

Nous voici rassurés : les rayons des magasins sont bien remplis. Des emplois et des produits, il y en a pour tous. Les Trente Glorieuses ont reproduit le mythe du paradis terrestre.

Les résurgences primitives ne manquent pas, elles non plus : résurgences du mythe du bon sauvage et de sa viande grillée, résurgences christiques – le vin comme sang du Messie et la viande comme corps du Sauveur.

Conclusion :

La parole mythologique a donc une autorité en elle-même. Elle donne aussi à d’autres types de discours, plus rationnels, leur autorité. Platon, penseur pour qui la raison est pourtant essentielle, a très souvent recours à la parole mythologique quand l’un de ses interlocuteurs n’est pas en mesure de comprendre une idée ou un concept : il manifeste ainsi qu’il n’y a pas nécessairement d’opposition entre la rationalité et le discours mythique. Le mythe de Gygès fait ainsi comprendre le concept de justice ; le mythe d’Er le Pamphylien, dans le dernier livre de La République, permet de saisir le concept d’âme.

Le fait que nous continuons à faire référence à de très anciens mythes montre le pouvoir qu’ils continuent à avoir. Citer un mythe pour exprimer une idée ne manifeste pas seulement une culture personnelle, mais permet surtout de se placer dans le cadre plus large d’une culture commune, qui a presque le statut d’un inconscient collectif. C’est aussi la garantie de fixer l’attention de son auditoire grâce à des thèmes et des symboles qui, gardant tout leur mystère, leur « mythologie », restent toujours, dans leur universalité et leur intemporalité, l’occasion d’une interrogation captivante.