Le travail, facteur d'intégration sociale
Introduction :
Nous avons étudié les politiques économiques destinées à réduire le chômage et vu que le chômage peut être envisagé comme l’inadéquation entre l’offre et la demande de travail. Le rôle des pouvoirs publics est alors de mettre en œuvre des dispositifs destinés à corriger ces déséquilibres pour faire en sorte de rétablir un fonctionnement efficace du marché. Les politiques de l’emploi n’ont cependant pas pour seul objectif de satisfaire des exigences économiques. Elles reposent aussi sur une dimension de l’emploi que nous avions vue dans le chapitre sur le lien social : son rôle dans le processus d’intégration sociale des individus.
Nous allons étudier ici la façon dont les pouvoirs publics prennent en compte la dimension intégratrice du travail pour définir les politiques de réduction du chômage. Nous verrons dans un premier temps que l’emploi est une priorité politique et sociale. Puis, nous aborderons les impacts de ses évolutions sur l’efficacité de ces mêmes politiques.
L’emploi, une priorité politique et sociale
L’emploi, une priorité politique et sociale
Le travail est un élément clé de l’intégration sociale. Les pouvoirs publics doivent donc s’appuyer sur ce lien entre emploi et intégration pour définir leurs politiques.
Le travail, élément clef de l’intégration sociale
Le travail, élément clef de l’intégration sociale
Nous avons expliqué que le travail permettait tout d’abord de participer à la société de consommation :
- il nous procure un revenu pour satisfaire nos besoins primaires et nos besoins secondaires, c’est une source de subsistance et de bien-être ;
- il génère aussi de la reconnaissance sociale : il confère un statut, une identité reconnue par nos semblables. Occuper un emploi permet d’être socialement identifié comme membre d’un groupe qui structure la société (que ce soit une entreprise, un corps de profession ou une PCS) ;
- il permet d’accéder à une forme de normalité sociale : pour être dans la norme, il faut travailler ;
- il a une fonction socialisante : la profession permet de s’intégrer dans un groupe, de développer des réseaux amicaux et d’entraide ;
- il participe au brassage social et culturel, en faisant échanger des individus d’origines ou d’intérêts différents ;
- il est enfin source de droits sociaux et collectifs qui permettent de se prémunir contre les risques.
Le travail est donc souvent qualifié de « grand intégrateur ». Pour Émile Durkheim, sociologue français du début du XXe siècle, c’est d’ailleurs lui qui est à l’origine des solidarités.
- Les politiques de l’emploi ont donc aussi pour ambition d’entretenir ce rôle, en dépit du chômage.
L’importance des politiques publiques
L’importance des politiques publiques
Pour maintenir la dimension intégratrice du travail, les pouvoirs publics peuvent privilégier deux sortes de politiques que l’on qualifie d’« actives » et de « passives ».
Les politiques actives ont pour ambition d’agir à la fois sur l’offre et sur la demande de travail.
En ce qui concerne l’offre, il s’agit :
- de permettre aux chômeurs de répondre aux attentes des employeurs : par de la formation, des conseils, de l’accompagnement ;
- de les inciter à se remettre au travail, malgré les conditions peu avantageuses qui sont proposées par les employeurs (avec par exemple la prime pour l’emploi qui est versée chaque année aux travailleurs qui ont un salaire faible).
En ce qui concerne la demande, il s’agit de pousser les entreprises à embaucher à des conditions avantageuses :
- par le biais d’exonérations fiscales ou de baisses de charges sociales ;
- par des subventions aux entreprises en difficultés ;
- par les contrats aidés, c’est-à-dire des emplois pour lesquels l’employeur reçoit une aide qui réduit le coût du travail, comme les emplois d’avenir ou les emplois jeunes.
Ces politiques ont pour objectif d’augmenter le taux d’emploi, qui est la proportion d’individus qui a un emploi parmi toute la population en âge de travailler. On dit qu’il s’agit du traitement économique du chômage.
Les politiques passives sont, elles, exclusivement tournées en direction de l’offre de travail, les chômeurs.
- On trouve d’abord des indemnités de chômage octroyées par les pouvoirs publics pour permettre aux chômeurs de poursuivre leur participation à la société de consommation, d’être en capacité de financer certaines activités sociales et de ne pas être totalement exclus de la société. Ils reçoivent chaque mois une somme d’argent qui correspond à une proportion de leur ancien salaire en fonction de leurs cotisations. Ces indemnités diminuent au fur et à mesure que la situation de chômage s’étend dans le temps.
- Elles correspondent à des revenus de substitution et leur objectif est de palier au déficit d’intégration occasionné par la perte d’emploi.
- Les passives visent ensuite à permettre à certaines personnes de quitter le marché du travail pour faciliter son accès à d’autres. Il s’agit par exemple des dispositifs de préretraites (qui incitent les personnes proches de la retraite à arrêter plus tôt leur activité professionnelle), d’encouragement aux congés parentaux (pour que les nouveaux parents puissent arrêter provisoirement de travailler pour élever leurs jeunes enfants), de poursuite d’études (pour retarder l’entrée sur le marché du travail) ou de mesures incitant les immigrés à retourner dans leur pays d’origine. Ces personnes libèrent des emplois auxquels pourront postuler les chômeurs.
- L’objectif est donc ici de réduire l’offre de travail.
Les politiques passives constituent ce qu’on appelle le « traitement social du chômage ».
Avec des mesures économiques et des mesures sociales, les pouvoirs publics font donc de l’emploi une priorité politique et sociale. L’efficacité de ces politiques se confronte cependant aux évolutions récentes du travail et du chômage, faisant face à plusieurs défis que nous allons étudier.
Les défis des politiques de l’emploi
Les défis des politiques de l’emploi
Comme nous l’avons déjà évoqué, le travail a évolué depuis une quarantaine d’années, que ce soit dans ses formes comme dans ses structures. Ces évolutions imposent de nouveaux enjeux pour les politiques de l’emploi. Elles posent aussi directement la question de leur efficacité.
Les enjeux liés aux évolutions du travail
Les enjeux liés aux évolutions du travail
Les politiques passives comme les politiques actives de l’emploi sont confrontées à des modifications profondes du marché du travail qui se sont initiées dès la fin de la période des Trente Glorieuses. Elles se caractérisent par plusieurs évolutions :
- le développement du salariat, qui est un long processus historique qui a débuté avec la révolution industrielle. Il s’est encore renforcé à partir des années 1950 jusqu’à nos jours, à tel point que 9 travailleurs sur 10 sont aujourd’hui salariés en France. Le salariat implique la présence d’un patron, d’un employeur. Il peut aussi générer des conflits ou aboutir à des licenciements ;
- la tertiarisation : alors que le secteur tertiaire représentait aux alentours de 35 % des emplois dans les années 1950, ce chiffre atteint plus de 75 % de nos jours. Cela implique par exemple un glissement des problématiques, comme la pénibilité au travail, du physique vers le psychologique. Or la souffrance au travail est un des premiers facteurs d’exclusion et de démission ;
- la précarisation, avec 12,3 % des emplois qui sont aujourd’hui des emplois précaires. Ce taux ne cesse d’augmenter avec le développement de l’intérim, des CDD et des contrats aidés. Ces contrats précaires influencent la qualité de vie des travailleurs : ils offrent des garanties sociales moindres. Très flexibles, ils imposent une grande mobilité qui finit par détacher les salariés des organisations qui les emploient. Le fait de travailler en fonction de la demande affecte les pratiques de sociabilité extraprofessionnelle, en réduisant le temps passé avec sa famille ou les moments d’engagements personnels, puisqu’on peut chaque jour finir à un horaire différent, de jour comme de nuit. La précarisation entraîne aussi une différenciation du travail de telle manière que les relations salariales s’individualisent, aboutissant à une mise en concurrence des travailleurs entre eux qui fragilise encore plus leur statut.
Pour le sociologue français Serge Paugam, ces évolutions contribuent à renforcer la disqualification sociale.
Disqualification sociale :
La disqualification sociale est le processus par lequel les liens sociaux d’un individu s’affaiblissent progressivement jusqu’à un point de rupture.
Selon lui, les évolutions de l’emploi augmentent les chances qu’un individu soit confronté à une situation de chômage qui le mènera peu à peu à la marginalisation sociale.
D’après un raisonnement similaire, nous avions aussi évoqué l’analyse de Robert Castel, lui aussi sociologue français, pour qui toutes ces évolutions engendraient un risque supplémentaire de désaffiliation.
Les évolutions des formes et des modalités d’emploi font ainsi peser un vrai risque d’insécurité sociale qui freine la participation des individus à l’instance d’intégration décisive qu’est le travail. La fragilisation économique et sociale porte atteinte à la cohésion sociale, les politiques de l’emploi s’avèrent donc indispensables. Elles suscitent cependant des débats très vifs en ce qui concerne leur efficacité.
Quelle efficacité des politiques publiques ?
Quelle efficacité des politiques publiques ?
Les politiques publiques en faveur de l’emploi se sont renforcées avec le développement du chômage et les évolutions structurelles du marché du travail. Elles n’ont cependant pas permis d’endiguer ni cette progression du chômage, ni la hausse de la pauvreté. Le travail lui-même n’est plus un rempart contre la pauvreté, par exemple, en France en 2015, on comptait presque deux millions de travailleurs pauvres.
Travailleurs pauvres :
Les travailleurs pauvres, ce sont les personnes qui, malgré leur emploi, vivent avec moins de la moitié du salaire médian.
Se pose alors la question des limites des politiques de l’emploi. Elles se cristallisent autour de deux types de débats :
- entre les politiques keynésiennes (qui privilégient la relance économique par l’État) ou néoclassiques (qui privilégient la baisse du coût du travail et la flexibilité) ;
- et un débat entre politiques actives ou politiques passives.
Concernant ce dernier point, c’est envers les politiques passives que les reproches sont les plus virulents car elles désinciteraient les chômeurs à retrouver un emploi. En raison du faible écart entre les allocations chômage et le niveau des salaires proposés, les chômeurs auraient intérêt à faire durer leur période de chômage pour ne pas à avoir à retravailler pour un revenu qui, en fait, ne serait pas beaucoup plus élevé que leurs indemnités.
Ce phénomène est appelé la trappe à l’inactivité.
Trappe à l’inactivité :
La notion de « trappe à l’inactivité » désigne « les incitations éventuelles qui encourageraient une personne à demeurer inactive ou ne pas accepter de reprendre un emploi alors qu’elle est au chômage, en raison de la perte des avantages sociaux auxquels elle devrait renoncer ».
- Les politiques passives pousseraient ainsi les chômeurs à « choisir » l’inactivité plutôt que l’emploi.
En 2003, le Ministère du Travail et de l’Emploi avait justement commandé une étude officielle pour essayer de mesurer les effets de ces « trappes à l’inactivité » auprès des bénéficiaires des minima sociaux et des chômeurs de très longue durée. Il s’agissait d’établir si ces personnes étaient sans activité en raison des revenus de substitution qui leur étaient versés par l’État, ou s’il y avait d’autres raisons.
- Les conclusions sont intéressantes, car elles contredisent fondamentalement la théorie de ces « trappes ». L’étude présente plusieurs profils de ces personnes, dont deux principaux :
- tout d’abord des personnes qui, effectivement, refusent parfois des offres d’emploi pour lesquelles elles pourraient être recrutées. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, les raisons de ces refus ne sont pas monétaires. Comme elles recherchent des emplois durables qui leur permettraient de renouer avec la stabilité personnelle et familiale qu’elles ont perdue, elles préfèrent renoncer à des contrats précaires, tels que des CDD ou de l’intérim, pour éviter de se retrouver à nouveau au chômage à plus ou moins long terme. Ces personnes s’avèrent très impliquées dans la recherche d’un emploi, elles y passent du temps, envoient des candidatures spontanées ou dépensent beaucoup d’énergie dans la recherche d’offres ;
- un second profil concerne les personnes pour lesquelles les prestations sociales constituent un revenu indispensable puisqu’elles n’ont plus du tout accès au marché du travail. Il s’agit par exemple de chômeurs qui, en raison de leur âge proche de la retraite (plus de 50 ans le plus souvent), sont pénalisés par rapport aux autres : même s’ils recherchent du travail, ils resteront inemployables pour les entreprises.
Les résultats de cette étude illustrent le caractère partiellement infondé des critiques qui sont adressées aux politiques passives de l’emploi. Alors que leur rôle est avéré dans le support au lien social et à l’intégration sociale, aucune analyse économique objective n’a par ailleurs démontré un lien quantifiable entre taux d’emploi et niveau d’indemnisation du chômage. La remise en cause du traitement social du chômage s’inscrit d’ailleurs dans une remise en cause plus large de l’intervention des pouvoirs publics, qui englobe l’ensemble des politiques sociales, la protection sociale et, plus largement, l’existence de l’État-providence.
Le chômage revêt ainsi tellement de dimensions qu’il est particulièrement compliqué d’en maîtriser toutes les causes et de lever tous les obstacles qui empêchent le retour au plein emploi. Dans les faits, un même gouvernement combine protection des travailleurs et flexibilisation, politiques actives et passives, traitement économique et social du chômage.
Conclusion :
Nous avons donc vu que pour les pouvoirs publics, et au-delà de ses dimensions strictement économiques, l’emploi est à la fois une priorité sociale et une priorité politique. Une priorité sociale en raison du rôle de « grand intégrateur » du travail, et une priorité politique, parce que les pouvoirs publics peuvent agir directement sur les conséquences de la perte de l’emploi, au travers de politiques actives, mais aussi de politiques passives. On parle de traitement économique du chômage, et de traitement social du chômage.
L’efficacité des pouvoirs publics dans la lutte qu’ils mènent contre le phénomène du chômage se confronte aux évolutions que connaît l’emploi depuis une quarantaine d’années, et qui renforcent les risques de désaffiliation et de disqualification. Elle fait aussi l’objet de critiques, en raison d’éventuels effets désincitatifs et d’une intervention trop importante de l’État qui fausserait le marché du travail. Les politiques de l’emploi, dans leur dimension économique et dans leur dimension sociale, restent malgré tout indispensables et incontournables pour lutter efficacement contre le chômage et l’augmentation de la pauvreté.