Diverses formes d'engagement citoyen
Introduction :
La participation à la vie publique dans les démocraties ne se limite pas au vote. Militantisme politique et associatif, manifestations, consommation engagée : d’autres formes de participation plus ou moins conventionnelles, que l’on peut qualifier d’engagements des citoyens, permettent à ces derniers d’exprimer leurs opinions.
Dans ce cours, nous allons comprendre pourquoi et comment des citoyens s’engagent. Nous verrons également que les possibles façons de s’engager varient en fonction des caractéristiques sociales de chacun.
Paradoxe de l’action collective et engagement dans une organisation politique
Paradoxe de l’action collective et engagement dans une organisation politique
Le paradoxe de l’action collective
Le paradoxe de l’action collective
L’économiste américain Mancur Olson a souligné que la participation à une action collective entraîne généralement des coûts ou risques pour les individus.
Participer à une grève, par exemple, cause une perte de salaire et un risque d’être mal vu·e par son employeur·se.
En outre, prendre part à la construction d’un groupe d’intérêt demande du temps.
À partir de ce constat, Olson a mis en avant un paradoxe de la participation à l’action collective, nommé « paradoxe d’Olson ».
Paradoxe d’Olson :
Lorsque l’organisation d’une action collective de taille relativement importante est prévue, chaque individu suppose généralement que sa propre participation ne changerait rien aux chances de réussite de cette action.
Or, si l’action collective permet d’obtenir des bénéfices collectifs, il en profitera, qu’il participe ou non.
Un individu rationnel aurait donc tout intérêt à ne pas s’engager : ainsi, il profiterait d’éventuels bénéfices sans supporter les coûts et risques de l’acte d’engagement.
- C’est la stratégie du « passager clandestin » (freerider dans le texte original d’Olson, en anglais).
Pourtant, des actions collectives ont bien lieu, ce qui signifie que des individus y prennent part.
D’après Olson, la participation est motivée par l’espoir d’en retirer certains bénéfices individuels. Il nomme ces bénéfices incitations sélectives.
Certaines incitations sélectives sont positives, c’est-à-dire qu’elles récompensent la participation ; les individus non-participants ne bénéficieront pas de ces avantages.
Le fait de faire partie d’un syndicat permet par exemple d’obtenir un soutien juridique en cas de conflit individuel avec son employeur·se. L’individu syndiqué pourra ainsi défendre plus efficacement ses droits que l’individu non-syndiqué.
D’autres incitations sélectives sont négatives, c’est-à-dire qu’elles sanctionnent la non-participation.
Un individu peut par exemple avoir intérêt à participer à une grève sous peine d’être mal vu par ses collègues, une dégradation de sa réputation ayant un coût social important.
Ces incitations se retrouvent dans différentes formes d’engagement, mais les sociologues les ont surtout et d’abord étudiées dans le cas du militantisme politique.
Les rétributions du militantisme politique
Les rétributions du militantisme politique
Le politiste français Daniel Gaxie s’est intéressé aux incitations sélectives dans le cas du militantisme au sein d’un parti politique. Il a constaté que les personnes qui s’engagent dans la durée le font parce qu’elles tirent de leur participation diverses rétributions.
Depuis quelques années, on assiste à une professionnalisation croissante de la vie politique : dans ce cadre, les individus sont des personnes payées pour travailler dans la sphère politique.
Dans cette partie du cours, nous étudions le cas de militants engagés bénévolement.
Les rétributions du militantisme politique ont plusieurs caractéristiques.
- Elles sont souvent immatérielles : elles n’apportent pas de richesse, leur valeur est symbolique ou sociale.
Le fait d’occuper un poste à responsabilité au sein du parti constitue une rétribution symbolique ; une rétribution sociale peut consister en de bons moments passés entre camarades, des rencontres.
- La valeur de ces rétributions est subjective : elle varie selon les individus et peut même varier aux yeux d’un même individu dans le temps.
- Elles sont davantage obtenues que recherchées : les militants ne s’engagent pas en anticipant toutes les rétributions qu’ils en retireront, ils les découvrent au fil du temps.
- Elles font l’objet de formes de dénégation : même si elles jouent un rôle important, les militants préfèrent expliquer leur engagement par leur altruisme ou la volonté de défendre une cause.
- Ces rétributions sont, d’après Daniel Gaxie, nécessaires à la vie du parti. Ce sont elles qui, en motivant la participation des individus, permettent l’entretien d’une activité au sein des organisations politiques. On peut également les retrouver dans d’autres formes d’engagement que nous allons évoquer en suivant.
Les engagements contemporains : entre démarches individuelles et organisation collective
Les engagements contemporains : entre démarches individuelles et organisation collective
Les citoyens ne s’engagent pas seulement dans des partis politiques. Les rétributions présentées dans la partie précédente concernent aussi toutes les formes d’engagement. Les rencontres, responsabilités et autres gratifications évoquées peuvent se retrouver dans les investissements associatifs, syndicaux ou les pratiques de consommation engagée.
Cependant, ces engagements ont été étudiés plus récemment. Dans le contexte de montée de l’individualisme, le renouvellement advenu au sein des actions collectives a été particulièrement observé.
L’engagement associatif
L’engagement associatif
Distribution de légumes dans une AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) ©Pierrealaindorange
Certains citoyens s’investissent dans la défense d’une cause en participant, par exemple, aux activités d’une association. Les causes portées par les associations peuvent être extrêmement diverses : écologie, charité, défense des travailleurs (syndicats) ou des consommateurs, etc.
Selon le sociologue Jacques Ion, plus de 30 000 nouvelles associations sont créées chaque année. Il distingue différentes façons de s’engager.
- Certains individus ont un engagement « timbre », c’est-à-dire sur le temps long, et « affilié », ce qui signifie qu’ils s’inscrivent dans l’appartenance à un groupe et éventuellement l’identification à une idéologie.
- D’autres ont un engagement « post-it », c’est-à-dire court et passager, et « affranchi », soit sans affiliation à un groupe d’appartenance.
D’après Jacques Ion, l’individualisme contemporain conduit les seconds à occuper une place de plus en plus importante.
De manière générale, les sociologues ayant travaillé sur l’engagement se sont régulièrement interrogés sur la place qu’y occupent respectivement les motivations collectives et individuelles. Le chercheur américain Mike Davis s’est par exemple posé cette question au sujet des mouvements NIMBY.
Mouvements NIMBY :
Not in my backyard (en français : pas dans mon arrière-cour) désigne des associations ou collectifs d’habitants luttant contre un projet local. Il s’agit le plus souvent d’un projet de construction ou d’aménagement (création d’une voie ferrée, d’un aéroport, d’une prison, d’un centre d’accueil pour sans-abris…) que les habitants considèrent comme nuisible à leur tranquillité et leur cadre de vie.
Mike Davis et d’autres auteur·e·s ont souligné que les acteur·ice·s du NIMBY avaient tendance à occulter la dimension locale de leur lutte. En effet, le refus d’une nuisance est un argument trop explicitement individualiste.
- En mettant en avant des arguments universels, ils·elles parviennent à élargir la portée de leur combat.
Des opposant·e·s à la construction d’un aéroport à proximité de leur domicile peuvent, dans leurs interviews, tracts ou pétitions, affirmer qu’ils·elles mènent un combat écologique contre la croissance du trafic aérien.
Fresque humaine contre l’aéroport de Notre-Dame des Landes, juin 2006 ©Moulins
Le recours à de tels procédés d’argumentation ne signifie pas qu’il soit question de mauvaise foi de la part des participants.
Les aspirations individuelles et collectives peuvent d’ailleurs se renforcer mutuellement dans la participation au mouvement.
- Certains individus luttant au départ contre une nuisance locale peuvent par exemple découvrir au passage des thématiques de lutte dans lesquelles ils s’investiront ensuite.
La consommation engagée
La consommation engagée
Un autre exemple d’engagement qui pose le même type de questions est celui de la consommation engagée.
Consommation engagée :
La consommation engagée fait référence à un mode de consommation dans lequel le choix des achats prend en compte des objectifs collectifs, éthiques, sociaux et/ou politiques, plutôt que le seul intérêt individuel.
La sociologue Sophie Dubuisson-Quellier a montré que, même si les pratiques de consommation engagée semblent être des actions individuelles, elles sont impulsées et coordonnées par le travail collectif de communication mené par des ONG (organisations non-gouvernementales), associations et pouvoirs publics.
Ce travail collectif repose sur trois types de démarches :
- La dénonciation des abus, qui met en cause la responsabilité des entreprises et consommateurs
Elle passe par des pratiques telles que le boycott et le name and shame qui visent à sensibiliser les consommateurs sur les conditions de travail des ouvriers fabriquant les produits ou sur l’impact écologique du mode de production d’une entreprise et de la surconsommation en général.
Name and shame :
La pratique du name and shame (en français, « nommer et faire honte ») consiste en une dénonciation publique des abus d’une entreprise.
On peut par exemple, à titre de boycott, refuser de consommer les produits ou services d’une entreprise dont les pratiques sont contraires à nos valeurs.
- La promotion des modes de production vertueux
Label de l’association FairTrade qui lutte pour le commerce équitable : la production de la matière première vendue doit permettre aux producteur·rice·s de vivre de leur travail.
Elle passe par la mise en place d’outils destinés à guider les consommateurs, comme des labels attestant d’une production éthique, équitable, écologique ou biologique, ou bien des systèmes de traçabilité.
- La promotion de solutions locales de consommation et de réduction de la consommation
À Toulouse, l’association Maison du vélo cherche à développer les déplacements à vélo en sensibilisant les populations au respect de l’environnement. Elle propose, entre autres, des ateliers participatifs pour réparer son vélo.
Ces solutions passent par l’économie sociale et solidaire, les productions locales, ou même les ateliers de réparation.
Cependant, Sophie Dubuisson-Quellier relève que, dans les faits, la consommation engagée a surtout un effet de sensibilisation à des thématiques écologiques et sociales, mais que sa pratique systématique ne concerne qu’une minorité de consommateurs.
Ces derniers sont généralement issus des catégories sociales moyennes et supérieures et sont aussi engagés dans d’autres formes de participation (militantisme politique et/ou associatif).
Un engagement qui dépend de caractéristiques sociales
Un engagement qui dépend de caractéristiques sociales
Hommes et diplômés : des catégories plus engagées que d’autres
Hommes et diplômés : des catégories plus engagées que d’autres
Les individus issus de familles relativement privilégiées s’engagent davantage dans la vie publique que les autres.
Le fait d’être issu·e d’une famille aisée, et de disposer ainsi en général d’un capital culturel plus étoffé, rend plus à même d’acquérir une socialisation politique propice à l’engagement.
Socialisation politique :
La socialisation politique est un processus d’apprentissage et d’intériorisation de normes et valeurs lors duquel se développent les opinions et attitudes politiques d’un individu. Cette construction repose sur les différentes instances de socialisation : la famille, l’école, les médias, etc.
Pour plus de détail, les enquêtes de l’INSEE montrent que l’engagement dans une organisation est plus fréquent chez :
- les individus de sexe masculin ;
- les catégories socioprofessionnelles disposant d’un capital culturel important (cadres et professions intellectuelles, professions intermédiaires) ;
- les personnes diplômées de l’enseignement supérieur ;
- les personnes vivant en ville ;
- les étudiant·e·s et jeunes de moins de 25 ans encore extérieur·e·s à la vie active ;
- ainsi que les personnes de plus de 50 ans.
L’engagement est plus rare entre 25 et 50 ans, ce qui met en évidence la question de la disponibilité.
Cependant, la différence d’engagement varie aussi selon le type d’engagement concerné.
Des nuances selon les types d’engagements
Des nuances selon les types d’engagements
Les hommes et personnes fortement diplômées ou issues de catégories supérieures sont davantage présents dans les partis politiques.
- Cela contribue à expliquer pourquoi les élus sont majoritairement des hommes issus des classes dominantes.
Mais l’écart entre catégories s’estompe pour les engagements réputés moins « nobles ». Les données sur les membres d’associations locales révèlent par exemple que le nombre d’hommes et de femmes y est relativement équilibré. Les enquêtes de terrain menées sur des associations montrent cependant que le capital culturel demeure une variable favorable à l’engagement au sein de celles-ci.
Cela ne signifie pas que les classes populaires en soient exclues.
Cela signifie qu’à l’intérieur d’un groupe (quartier, groupe professionnel, etc.), les personnes s’engageant sont tendanciellement celles qui font partie des sous-catégories les plus élevées et les mieux dotées en capital culturel.
La sociologue Camille Hamidi travaille sur les liens entre associatif et politisation, plus précisément au sein des populations immigrées. Elle a ainsi étudié des associations de quartiers issus de l’immigration maghrébine, en s’intéressant plus particulièrement aux profils des adhérent·e·s. Elle met en évidence leurs origines sociales : les adhérent·e·s font partie des personnes les plus diplômées du quartier ; et leurs parents avant eux avaient exercé des professions plus prestigieuses que celles de la plupart des habitant·e·s.
Conclusion :
Nous avons vu dans ce cours que la participation à la vie publique ne se limitait pas au vote. Elle passe aussi par l’engagement d’individus dans des partis politiques, des associations ou des modes de consommations spécifiques. L’étude de ces formes d’engagement montre qu’elles reposent sur le croisement de démarches individuelles (rétributions du militantisme, engagement affranchi, mode de consommation) et d’organisation collective.
Par ailleurs, puisque ces engagements se révèlent plus accessibles aux populations culturellement et économiquement privilégiées, l’analyse des différentes formes d’engagement met aussi en évidence les limites du principe d’égalité valorisé dans nos démocraties.