Les trente-deux poèmes de ce recueil ont été écrits sur une longue période, entre 1924 et 1939, et n’ont été édités qu’en 1942.
Ponge a expliqué la brièveté de ces petits textes autonomes : il travaillait alors intensément pour gagner sa vie, ce qui ne lui laissait qu’une vingtaine de minutes disponibles pour l’écriture le soir avant de s’endormir.
En 1944, Sartre publie un article sur ce recueil, « L’Homme et les choses », dans lequel il souligne le fait qu’il voit dans ce recueil une volonté de retourner aux choses mêmes. Cet article a influencé durablement l’interprétation du Parti pris des choses, bien que ce ne soit qu’une lecture possible parmi d’autres. Quant à Francis Ponge, il a toujours manifesté le désir de ne pas être réduit au Parti pris des choses, son livre le plus célèbre, mais qui ne représente que la première étape du travail d’écriture qui s’est prolongé toute sa vie. Il s’est d’ailleurs toujours défendu d’être un penseur ou un théoricien. Il a cherché avant tout à dire, ce qui signifie faire un travail de poète, et à explorer ce que le regard porté sur le monde fait des objets, de l’être qui les regarde et de la langue qui les décrit.
Le rapport entre les mots et les objets : Les poèmes en prose du Parti pris des choses s’attachent d’abord à décrire des objets simples du monde. Mais puisqu’il s’agit d’en rendre compte par le poème, l’enjeu de ce travail est également la langue, l’usage des mots et la poésie. On ne peut séparer ces deux thèmes, et il faut considérer que la poésie de Ponge cherche avant tout à réfléchir au rapport entre la langue et le monde. Le parti pris : Le titre peut se comprendre en deux sens :
- il s’agit évidemment de prendre le parti des choses, c’est-à-dire d’adopter leur point de vue et de les mettre en valeur ;
- mais l’enjeu est également d’en prendre son parti, c’est-à-dire de prendre son parti du fait que les choses et les mots existent malgré tout indépendamment les uns des autres.
Francis Ponge a résumé ce processus d’écriture dans My Creative Method : « PARTI PRIS DES CHOSES égale COMPTE TENU DES MOTS. » La redécouverte des objets par la langue : Il y a donc deux directions, à la fois différentes et entrecroisées, dans ce recueil : - L’objet est considéré en lui-même, en essayant de faire émerger sa vérité.
Ponge cherche constamment à retrouver un regard neuf sur le monde et à saisir l’étonnement, parfois même le choc, de la rencontre initiale entre l’homme et les objets.
- L’objet est malgré tout saisi par la langue et par le regard déformant que les mots nous font porter sur eux.
Il y a donc non seulement un monde d’objets réels, mais également un monde, non moins réel, de mots, de graphies et de langue. Le contact entre ces deux univers donne lieu à des images parfois fantastiques, tel que ce « corps à corps rapide », à la fois lutte et pas de danse, qui a lieu chaque fois que l’on ouvre une porte (dans « Les Plaisirs de la porte »).
Dans Le Parti pris des choses, Ponge essaye de rendre compte d’objets volontairement humbles et simples, qu’il s’agisse d’objets quotidiens ou d’éléments de la nature. Chacun des poèmes en prose qui compose le recueil est consacré à l’un de ces objets. On peut les classer selon différentes rubriques :
- les animaux : « La Crevette », « Le Papillon », « Escargots », « L’Huître », « Notes pour un coquillage », « Le Mollusque », « Faune et flore » ;
- les végétaux : « La Mousse », « Végétation », « L’Orange », « Les Mûres » ;
- les minéraux : « Le Galet » ;
- les phénomènes naturels et les saisons : « Pluie », « Le Cycle des saisons », « Les Arbres se défont à l’intérieur d’une sphère de brouillard », « La Fin de l’automne », « De L’Eau », « Le Feu », « Bords de mer » ;
- les objets humains : « Le Cageot », « La Bougie », « La Cigarette », « Le Pain », « Le Morceau de viande » ;
- les lieux familiers : « Le Restaurant Lemeunier rue de la Chaussée d’Antin », « Les Trois Boutique », « RC Seine Numéro » ;
- les types humains : « La Jeune Mère », « Le Gymnaste », « Pauvres pêcheurs ».
On peut proposer un autre classement, selon l’opération principale de chaque poème :
- les jeux de sonorités : certains poèmes, comme « Pauvres pêcheurs », semblent reposer essentiellement sur la musique formée par le rapprochement des sons de certains mots qui suffisent à construire un sens :
« À court de haleurs deux chaînes sans cesse tirant l’impasse à eux sur le grau du roi, la marmaille au milieu criait près des paniers :
“Pauvres pêcheurs !” » - l’observation minutieuse d’un objet : « Le Pain » est un exemple connu de ce procédé très présent dans Le Parti pris des choses. Il s’agit alors de décrire toutes les facettes d’un objet et de mettre à jour sa réalité la moins visible et la moins connue ;
- le rapport entre l’objet et l’homme : l’objet est souvent étudié non seulement pour lui-même mais en fonction de ce qu’il représente pour l’homme ou de l’usage qui en est fait. Ainsi, l’observation minutieuse « De L’Eau » implique également de noter l’impossibilité de garder l’eau dans ses mains ;
- une réflexion sur la langue et sur la poésie : certains poèmes se présentent comme des descriptions précises d’un objet, mais sont surtout l’occasion de définir le travail poétique. Ainsi « Les Mûres » commence par cette métaphore :
« Aux buissons typographiques constitués par le poème sur une route qui ne mène hors des choses ni à l’esprit ».
Il propose ensuite une définition de la poésie comme ce qui, à l’instar des mûres, comporte davantage de pépins que de pulpe. Celui qui ne cherche pas la facilité sait que les pépins sont plus précieux puisqu’ils sont porteurs de fruits ; - le rapport entre l’objet et le mot : Ponge prolonge le travail précédent en croisant l’étude de l’objet et l’observation du mot qui le désigne. Ainsi dans « L’Orange » se trouvent associés le goût du jus de ce fruit et la configuration que la bouche doit adopter pour prononcer le mot « orange » :
« Il faut mettre l’accent sur la coloration glorieuse du liquide qui en résulte, et qui, mieux que le jus de citron, oblige le larynx à s’ouvrir largement pour la prononciation du mot comme pour l’ingestion du liquide ».
Le mot peut également être envisagé sous un angle visuel, en observant sa graphie. Dans « Le Gymnaste », ce personnage humain est décrit par le dessin des lettres qui composent le mot « gymnaste » :
« Comme son G l’indique le gymnaste porte le bouc et la moustache que rejoint presque une grosse mèche en accroche-cœur sur un front bas. »
« Le mollusque est un être – presque une – qualité. Il n’a pas besoin de charpente mais seulement d’un rempart, quelque chose comme la couleur dans le tube. »
« Le Mollusque »
« Le feu fait un classement : d’abord toutes les flammes se dirigent en quelque sens…
(L’on ne peut comparer la marche du feu qu’à celle des animaux : il faut qu’il quitte un endroit pour en occuper un autre ; il marche à la fois comme une amibe et comme une girafe, bondit du col, rampe du pied…)
Puis, tandis que les masses contaminées avec méthode s’écroulent, les gaz qui s’échappent sont transformés à mesure en une seule rampe de papillons. »
« Le Feu »
« L’huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir : il faut alors la tenir au creux d’un torchon, se servir d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles : c’est un travail grossier. Les coups qu’on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos.
À l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d’en dessus s’affaissent sur les cieux d’en dessous, pour ne plus former qu’une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner. »
« L’Huître »
« La nuit parfois ravive une plante singulière dont la lueur décompose les chambres meublées en massifs d’ombre.
Sa feuille d’or tient impassible au creux d’une colonnette d’albâtre par un pédoncule très noir. »
« La Bougie »