Nathalie Sarraute a souvent dit que le théâtre était pour elle un délassement. Pourtant, ses pièces n’ont rien de secondaire dans son œuvre. En décembre 1981, quand elle fut rendue audible pour la première fois, Pour un oui ou pour un non ne devait être qu’une simple pièce radiophonique, c’est-à-dire qu’elle était destinée à être diffusée une seule fois sur les ondes. Mais elle fut tout de même publiée en 1982, puis mise en scène en 1986. Aujourd’hui, c’est la pièce la plus jouée de Sarraute. On compte des centaines de représentations.
Pour un oui ou pour un non est la dernière de ses pièces publiées entre 1964 et 1982 : la sixième. Comme dans sa première pièce, Le Silence, les personnages sont désignés simplement par une lettre qui désigne leur sexe, H ou F, mais il n’y a plus que deux personnages au lieu de sept. Sarraute poursuit toujours le même but dans toute son œuvre dramatique : mettre en scène le langage lui-même, par une économie absolue de situation ou de caractérisation des personnages.
La première mise en scène de la pièce eut lieu à New York, dans une traduction en anglais. La presse reconnut tout de suite la finesse d’analyse autant que l’humour de l’autrice. Les spectateurs furent tellement pressés de voir cette amitié se défaire sur scène en une heure, que les quelques représentations prévues se transformèrent en tournée internationale, et la pièce fut encore traduite dans d’autres langues. Peu de temps après, Jacques Doillon en tira un film. Cette pièce permit à Sarraute de se faire connaître du grand public, puisqu’elle rend accessible la notion assez complexe de « tropisme » que tente de définir ou de représenter Sarraute dans ses textes théoriques et ses romans.
H. 1 : Comprendre : « Homme 1 ». C’est lui qui se déplace chez H. 2 pour avoir des explications. Il se sent mis à l’écart par son ami et veut comprendre ce qui se passe. D’abord sur la défensive et résolu à restaurer leur amitié, il va progressivement se mettre à faire des reproches à son ami. H. 2 : Comprendre : « Homme 2 ». C’est chez lui qu’a lieu la dispute. Il accueille son ami H. 1 qui lui demande des comptes. S’il nie d’abord qu’il est froid avec son ami, il va petit à petit révéler l’objet de sa vexation et souligner ce qui les sépare. H. 3 : Comprendre : « Homme 3 ». Voisin de H. 2. Il n’intervient qu’un bref moment, suite à une sollicitation de H. 2 qui lui demande son avis sur la dispute en cours. F. : Comprendre : « Femme ». Voisine de H. 2. Elle n’intervient qu’un bref moment, suite à une sollicitation de H. 2 qui lui demande son avis sur la dispute en cours.
Conflit : La dispute est au cœur de la pièce. Les spectateurs viennent voir une discussion qui tourne mal entre deux amis. Alors que tous les deux affichent une volonté de pacification et de réconciliation au début, leurs échanges s’enveniment rapidement. Sarraute essaie de montrer comment les non-dits, les faux-semblants et les malentendus peuvent ronger les relations humaines insidieusement, jusqu’à les détruire. Les deux hommes se chamaillent d’abord à cause d’un ton, ou d’une attitude, mais finissent pas exposer deux relations au monde différentes. Langage : L’incendie qui provoque le conflit part d’un mot lâché en hâte et interprété aussitôt négativement. Pour H 2, dire « c’est bien, ça » sur un ton condescendant, ce ne serait pas seulement prononcer trois mots, cela reviendrait à révéler toute la nature de la relation entre les deux hommes. Sarraute veut ainsi montrer qu’il n’y a pas de paroles anodines. Ce qu’on dit en révèle plus sur nous que ce que nous souhaiterions. Et ajouter de nouveaux mots sur les mots ne semble pas atténuer les tensions. À l’intérieur du langage, il y a donc du conscient et de l’inconscient, du maîtrisable et de l’immaîtrisable, ce que Sarraute appelle ailleurs des « tropes ». Ironie : La crédulité, la considération ou au contraire le mépris que les deux hommes s’adressent génère de l’ironie. L’ironie est une manière de dire le contraire de ce qu’on pense. Or, comme les deux amis tentent parfois de ne pas se froisser, ils en viennent à dire l’inverse de ce qu’ils pensent, ou alors ils atténuent la gravité de leurs pensées. Mais le reproche jaillit quand même, et cet effet de contraste crée de l’humour. L’ironie permet de marquer la distance qui sépare un être qui considère l’autre comme un raté tandis que cet autre le voit comme un prétentieux.
Pour un oui ou pour un non n’est pas divisé en actes ou en scènes, ni même numéroté. Il s’agit d’un dialogue linéaire de quelques dizaines de pages, avec peu de didascalies.
H. 1 vient voir H. 2 dans son appartement, car ce dernier est distant avec lui ces derniers temps. En effet, H. 2 évite H. 1 et refuse de lui parler. Ils sont pourtant amis depuis de nombreuses années.
H. 2 prétend qu’il n’y a pas de problème, mais petit à petit il finit par reconnaître qu’il n’a pas supporté le ton condescendant de son ami quand il était venu se vanter auprès de lui d’une réussite. H. 1 lui aurait répondu « c’est bien, ça » d’un air qui a horripilé H. 2. H. 2 explique que lorsqu’il a expliqué sa volonté de ne plus le voir à cause de ça, des personnes de son entourage se sont moquées de lui, le faisant passer pour quelqu’un qui rompt avec les gens « Pour un oui ou pour un non ». H. 1 est d’accord avec eux, et considère que ce n’est pas grand-chose. Pour se défendre et montrer qu’il n’exagère pas, H. 2 va chercher ses voisins, H. 3 et F pour leur expliquer la situation. Cependant, le couple trouve aussi qu’il exagère, et le prend presque pour un fou.
Après le départ des voisins, la dispute s’intensifie. H. 2 reproche à H. 1 de trop étaler sa réussite sociale devant les autres. C’est alors qu’H. 1 se défend et devient lui aussi un accusateur. Il reproche à H. 2, sans le dire trop directement, d’être un raté, un « poète », ce qui, dans sa bouche, n’est pas un compliment. Chacun accuse l’autre d’être méprisant. H. 2 ne supporte pas qu’H. 1 lui montre sa famille parfaite, H. 1 ne supporte pas qu’H. 2 s’arrête pour contempler un paysage. Finalement, leur amitié ne résiste pas à leur dispute. Leur vision du monde est trop dissemblable : l’un est du côté du « oui », l’autre du « non ».
« H. 2 : C’est… c’est plutôt que ce n’est rien… ce qui s’appelle rien… ce qu’on appelle ainsi… en parler seulement, évoquer ça… ça peut vous entraîner… de quoi on aurait l’air ? Personne, du reste… personne ne l’ose… on n’en entend jamais parler…
H. 1 : Eh bien, je te demande au nom de tout ce que tu prétends que j’ai été pour toi… au nom de ta mère… de nos parents… je t’adjure solennellement, tu ne peux plus reculer… Qu’est-ce qu’il y a eu ? Dis-le… tu me dois ça… »
« H. 2 : On a su qu’il m’est arrivé de rompre pour de bon avec des gens très proches… pour des raisons que personne n’a pu comprendre… J’avais été condamné… sur leur demande… par contumace… Je n’en savais rien… J’ai appris que j’avais un casier judiciaire où j’étais désigné comme “Celui qui rompt Pour un oui ou pour un non”. »« H. 1 : Mais dis tout de suite que je posais…
H. 2 : Je n’ai pas dit ça.
H. 1 : J’espère bien. J’étais heureux… figure-toi que ça m’arrive… et alors ça se voit, c’est tout.
H. 2 : Non, ce n’est pas tout. Absolument pas. Tu te sentais heureux, c’est vrai… comme vous deviez vous sentir heureux, Janine et toi, quand vous vous teniez devant moi : un couple parfait, bras dessus, bras dessous, riant aux anges, ou bien vous regardant au fond des yeux… mais un petit coin de votre œil tourné vers moi, un tout petit bout de regard détourné vers moi pour voir si je contemple… si je me rends vers ça comme il se doit, comme chacun doit se tendre… Et moi…
H. 1 : Ah nous y sommes. J’ai trouvé. Et toi…
H. 2 : Et moi quoi ? Qu’est-ce que j’étais ?
H. 1 : Tu… tu étais…
H. 2 : Allons, dis-le, j’étais quoi ?
H. 1 : Tu étais jaloux. »
« H.2 : Mon Dieu ! et moi qui avais cru à ce moment-là… comment ai-je pu oublier ? Mais non, je n’avais pas oublié… je le savais, je l’ai toujours su…
H. 1 : Su quoi ? Su quoi ? Dis-le.
H. 2 : Su qu’entre nous il n’y a pas de conciliation possible. Pas de rémission… C’est un combat sans merci. Une lutte à mort. Oui, pour la survie. Il n’y a pas le choix. C’est toi ou moi.
H. 1 : Là, tu vas fort.
H. 2 : Mais non, pas fort du tout. Il faut bien voir ce qui est : nous sommes dans deux camps adverses. Deux soldats de deux camps ennemis qui s’affrontent. »