SESSION 2013
FRANÇAIS
Série L
Durée de l’épreuve : 4 heures – coefficient : 3
L’usage des calculatrices et des dictionnaires est interdit.
Le candidat s’assurera qu’il est en possession du sujet correspondant à sa série.
Objets d’étude :
Les réécritures, du XVIIe siècle jusqu’à nos jours
Le sujet comprend :
Texte A – Daniel Defoe, Robinson Crusoé, 1719 (traduit de l’anglais par Petrus Borel)
Texte B – Paul Valéry, La Jeune Parque et poèmes en prose, Histoires brisées, « Robinson », 1950
Texte C – Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, chap. 3, 1967
Texte D – Patrick Chamoiseau, L’Empreinte à Crusoé, 2012
TEXTE A – Daniel Defoe, Robinson Crusoé, 1719 (traduit de l’anglais par Petrus Borel)
Robinson Crusoé est le seul survivant de la Virginie, navire qui s’est échoué sur la côte d’une île déserte. Il va devoir vivre en solitaire pendant de longues années. Dans l’épave du bateau, il a récupéré des outils, grâce auxquels il a creusé un rocher pour faire son habitation. Il a aussi récupéré des plumes, de l’encre et du papier, qui lui permettent de tenir son journal. Voici le récit du mois de décembre 1659, deux mois après le naufrage.
DÉCEMBRE
Le 10. — Je commençais alors à regarder ma grotte ou ma voûte comme terminée, lorsque tout à coup — sans doute je l’avais faite trop vaste — une grande quantité de terre éboula du haut de l’un des côtés ; j’en fus, en un mot, très épouvanté, et non pas sans raison ; car, si je m’étais trouvé dessous, je n’aurais jamais eu besoin d’un fossoyeur. Pour réparer cet accident j’eus énormément de besogne ; il fallut emporter la terre qui s’était détachée ; et, ce qui était encore plus important, il fallut étançonner1 la voûte, afin que je pusse être bien sûr qu’il ne s’écroulerait plus rien.
Le 11. — Conséquemment je travaillai à cela, et je plaçai deux étais ou poteaux posés à plomb sous le ciel de la grotte, avec deux morceaux de planche mis en croix sur chacun. Je terminai cet ouvrage le lendemain ; puis, ajoutant encore des étais garnis de couches, au bout d’une semaine environ j’eus mon plafond assuré ; et, comme ces poteaux étaient placés en rang, ils me servirent de cloisons pour distribuer mon logis.
Le 17. — À partir de ce jour jusqu’au vingtième, je posai des tablettes et je fichai des clous sur les poteaux pour suspendre tout ce qui pouvait s’accrocher ; je commençai, dès lors, à avoir mon intérieur en assez bon ordre.
Le 20. — Je portai tout mon bataclan2 dans ma grotte ; je me mis à meubler ma maison, et j’assemblai quelques bouts de planche en manière de dressoir, pour apprêter mes viandes dessus ; mais les planches commencèrent à devenir fort rares par-devers moi. Je me fabriquai aussi une autre table.
Le 24. — Beaucoup de pluie toute la nuit et tout le jour ; je ne sortis pas.
Le 25. — Pluie toute la journée.
Le 26. — Point de pluie ; la terre était alors plus fraîche qu’auparavant et plus agréable.
Le 27. — Je tuai un chevreau et j’en estropiai un autre qu’alors je pus attraper et amener en laisse à la maison. Dès que je fus arrivé je liai avec des éclisses3 l’une de ses jambes qui était cassée.
Nota : J’en pris un tel soin, qu’il survécut, et que sa jambe redevint aussi forte que jamais ; et, comme je le soignai ainsi fort longtemps, il s’apprivoisa et paissait sur la pelouse, devant ma porte, sans chercher aucunement à s’enfuir. Ce fut la première fois que je conçus la pensée de nourrir des animaux privés, pour me fournir d’aliments quand toute ma poudre et tout mon plomb seraient consommés.
Les 28, 29 et 30. — Grandes chaleurs et pas de brise ; si bien qu’il ne m’était possible de sortir que sur le soir pour chercher ma subsistance. Je passai ce temps à mettre tous mes effets en ordre dans mon habitation.
1 Étançonner : renforcer, étayer.
2 Bataclan : attirail, bazar.
3 Éclisses : plaques de bois.
TEXTE B – Paul Valéry, La Jeune Parque et poèmes en prose, Histoires brisées, « Robinson », 1950
Le recueil des Histoires brisées rassemble des textes complètement rédigés, mais aussi des notes, des fragments, des commencements, des bribes de contes ou de poèmes en prose.
Robinson.
Solitude.
Création du loisir. Conservation.
Temps vide. Ornement.
Danger de perdre tête, de perdre tout langage.
Lutte. Tragédie. Mémoire. Prière de Robinson.
Imagine des foules, des théâtres, des rues.
Tentation. Soif du pont de Londres.
Il veut écrire à des personnes imaginées, embrasse des arbres, parle tout seul. Crises de rire. Peu à peu n’est plus soi.
Il se développe en lui une horreur invincible du ciel, de la mer, de la nature.
Murmures de la forêt.
Un pied nu.
Psaumes1 de Robinson (spécialisation des morceaux oppositions réalisation).
Murmures de la forêt.
Robinson au milieu des oiseaux, papegeais2, etc. Il croit entendre leur langage.
Tous ces oiseaux disent des sentences. Répétitions.
Les uns originaux.
Les autres répètent des vérités qui deviennent fausses par la répétition seule.
Le Robinson pensif.
(Manuel du Naufragé.)
Dieu et Robinson — (nouvel Adam) —
Tentation de Robinson.
Le pied marqué au sable lui fait croire à une femme.
Il imagine un Autre. Serait-ce un homme ou une femme ?
Robinson divisé — poème.
Coucher de soleil — Mer.
Le « Robinson pensif » — Système isolé.
— Le moment de la réflexion.
— Utilisation des rêves.
Théorie de la reconstitution. Les 3 doigts de références.
Mémoire.
De ce qu’il avait appris, ce qui demeure est ce qui convenait à sa substance.
Robinson
1) reconstitue des lectures.
2) les rejette.
Robinson reconstitue sans livre, sans écrit, sa vie intellectuelle. — Toute la musique qu’il a entendue lui revient — Même celle dont le souvenir ne lui était pas encore venu — revient. Sa mémoire se développe par la demande, et la solitude et le vide — Il est penché sur elle. Il retrouve des livres lus — note ce qui lui en revient. Ces notes sont bien curieuses.
Enfin le voici qui prolonge et crée à la suite.
1 Psaumes : poèmes d’un livre de la Bible et, par la suite, poèmes religieux chantés.
2 Papegeais : perroquets.
TEXTE C – Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, chap. 3, 1967
Au début du roman, Robinson récupère ce qu’il peut dans l’épave de la Virginie.
Les livres qu’il trouva épars dans les cabines avaient été tellement gâtés par l’eau de mer et de pluie que le texte imprimé s’en était effacé, mais il s’avisa qu’en faisant sécher au soleil ces pages blanches, il pourrait les utiliser pour tenir son journal, à condition de trouver un liquide pouvant tenir lieu d’encre. Ce liquide lui fut fourni inopinément par un poisson qui pullulait alors aux abords de la falaise du Levant. Le diodon, redouté pour sa mâchoire puissante et dentelée et pour les dards urticants qui hérissent son corps en cas d’alerte, a la curieuse faculté de se gonfler à volonté d’air et d’eau jusqu’à devenir rond comme une boule. L’air absorbé s’accumulant dans son ventre, il nage alors sur le dos sans paraître autrement incommodé par cette surprenante posture. En remuant avec un bâton l’un de ces poissons échoués sur le sable, Robinson avait remarqué que tout ce qui entrait en contact avec son ventre flasque ou distendu prenait une couleur rouge carminée extraordinairement tenace. Ayant pêché une grande quantité de ces poissons dont il goûtait la chair, délicate et ferme comme celle du poulet, il exprima dans un linge la matière fibreuse sécrétée par les pores de leur ventre et recueillit ainsi une teinture d’odeur fétide, mais d’un rouge admirable. Il se hâta alors de tailler convenablement une plume de vautour, et il pensa pleurer de joie en traçant ses premiers mots sur une feuille de papier. Il lui semblait soudain s’être à demi arraché à l’abîme de bestialité où il avait sombré et faire sa rentrée dans le monde de l’esprit en accomplissant cet acte sacré : écrire. Dès lors il ouvrit presque chaque jour son log-book pour y consigner, non les événements petits et grands de sa vie matérielle — il n’en avait cure —, mais ses méditations, l’évolution de sa vie intérieure, ou encore les souvenirs qui lui revenaient de son passé et les réflexions qu’ils lui inspiraient.
Une ère nouvelle débutait pour lui — ou plus précisément, c’était sa vraie vie dans l’île qui commençait après des défaillances dont il avait honte et qu’il s’efforçait d’oublier. C’est pourquoi se décidant enfin à inaugurer un calendrier, il lui importait peu de se trouver dans l’impossibilité d’évaluer le temps qui s’était écoulé depuis le naufrage de la Virginie. Celui-ci avait eu lieu le 30 septembre 1759 vers deux heures de la nuit. Entre cette date et le premier jour qu’il marqua d’une encoche sur un fût de pin mort s’insérait une durée indéterminée, indéfinissable, pleine de ténèbres et de sanglots, de telle sorte que Robinson se trouvait coupé du calendrier des hommes, comme il était séparé d’eux par les eaux, et réduit à vivre sur un îlot de temps, comme sur une île dans l’espace.
Il consacra plusieurs jours à dresser une carte de l’île qu’il compléta et enrichit dans la suite au fur et à mesure de ses explorations. Il se résolut enfin à rebaptiser cette terre qu’il avait chargée le premier jour de ce nom lourd comme l’opprobre1 « île de la Désolation ». Ayant été frappé en lisant la Bible de l’admirable paradoxe par lequel la religion fait du désespoir le péché sans merci et de l’espérance l’une des trois vertus théologales2, il décida que l’île s’appellerait désormais Speranza, nom mélodieux et ensoleillé qui évoquait en outre le très profane souvenir d’une ardente Italienne qu’il avait connue jadis quand il était étudiant à l’université d’York.
1 L’opprobre : la honte.
2 Vertus théologales : les vertus les plus importantes pour le salut chrétien : la foi, l’espérance, la charité.
TEXTE D – Patrick Chamoiseau, L’Empreinte à Crusoé, 2012
Le personnage du romancier martiniquais Patrick Chamoiseau ignore tout de son identité et de ses origines (il n’est pas sûr de s’appeler Robinson Crusoé). Au début du roman, alors qu’il est déjà dans l’île depuis vingt ans, il revient sur le rivage où il a repris conscience après le naufrage et se remémore les premiers temps de sa vie solitaire.
[…] les objets rapportés de l’épave alimentèrent mes imaginations d’une dimension occidentale, j’étais prince, castillan1, chevalier, dignitaire de grande table, officier de légions ; j’allais entre des châteaux, des jardins de manoirs, traversais d’immenses salles habillées de velours ; déambulais sur des pavés crasseux, dans des ruelles jaunies par des lanternes huileuses ; longeais des champs de blé qui ondoyaient sans fin au pied de hauts remparts… ; mais des images étranges surgissaient des trous de ma mémoire : vracs de forêts sombres dégoulinantes de mousses, des villes de terre auréolées de cendres et de jasmin, dunes de sable avalant l’infini, falaises recouvertes d’oiseaux noirs battant des ailes cendreuses ; ou bien des cris de femmes qui mélangeaient l’émotion de la mort à des chants d’allégresse… ; à cela s’ajoutait un lot d’étrangetés qui semblaient remonter de ma substance intime — … l’arrivée d’un chacal qui embarrasse des dieux… des lézards noirs et blancs qui tissent des étoffes… des jumeaux dans une calebasse de mil… bracelets de prêtres cliquetant autour d’un masque à cornes… —, mais elles étaient tellement incompatibles avec l’ensemble de mes évocations que je les mis au compte d’un résidu de souvenirs appartenant à quelque marin vantard que j’aurais rencontré ; de fait, reliées ensemble, mon imagination à partir des objets et ma mémoire obscure ne faisaient que chaos : toute possibilité de mettre au clair mon origine réelle disparaissait alors ;
*
quoi qu’il en soit, ces chimères ne durent pas être probantes ; à mesure que j’affrontais la puissance ennemie qu’étaient cette île et son entour, il m’arriva de défaillir au point d’admettre cette absence d’origine personnelle ; abandonnant toute consistance, je m’imaginais crabe, poulpe dans un trou de poulpe, petit de poulpes dans une engeance de poulpes ; je me retrouvais à faire le crapautard2 dans les bulles d’une vase ; mais le pire surgissait lorsque j’atteignais le point fixe d’une absence à moi-même : mon regard alors ne se posait sur rien, il captait juste l’auréole photogène3 des choses qui se trouvaient autour de moi ; je me mettais à renifler, à grogner et à tendre l’oreille vers ce qui m’entourait ; dans ces moments-là, je cheminais avec la bouche ouverte dégoulinante de bave, et je me sentais mieux quand mes mains s’associaient à mes pieds dans de longues galopades ; puis je m’en sortais (allez savoir comment !) et, pour sauvegarder un reste d’humanité, je revenais à ces fièvres narratives qui allaient posséder mon esprit durant de longues années ; je n’avais rien trouvé de mieux que de m’inventer ma propre histoire, de m’ensourcer dans une légende ; je me l’écrivais sur les pages délavées de quelques épais registres sauvés de la frégate, avec le sentiment de la serrer en moi, à portée d’un vouloir ; sans doute jaillissait-elle d’un ou de deux grands livres restés enfouis dans mon esprit ; des livres déjà écrits par d’autres mais que je n’avais qu’à réécrire, à désécrire, dont je n’avais qu’à élargir l’espace entre les phrases, entre les mots et leurs réalités, pour les remplir de ce que je devenais sans vraiment le savoir, et que j’aspirais à devenir sans être pour autant capable de l’énoncer ; […]
1 Castillan : habitant de la Castille, en Espagne (le nom de cette région vient du mot « castillo », petit château).
2 Crapautard : mot inventé combinant « crapeau » et « tétard ».
3 Photogène : qui génère de la lumière, luminescent.
ÉCRITURE
Vous répondrez d’abord à la question suivante (4 points) :
À quoi sert le journal dans Robinson de Daniel Defoe (texte A) ? Quelles fonctions les autres textes donnent-ils à l’écriture ?
II – Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :
1- Commentaire
Vous commenterez le texte de Patrick Chamoiseau (texte D).
2- Dissertation
Pensez-vous que toute création littéraire soit, d’une certaine manière, une réécriture ?
Vous répondrez à cette question en vous fondant sur les textes du corpus ainsi que sur les textes et les œuvres que vous avez étudiés et lus.
3- Invention
Vous réécrirez les huit premières lignes du texte de Paul Valéry (texte B) en inventant un récit à la première ou à la troisième personne, qui complète, qui développe ou qui prolonge les images et les idées fragmentaires de cette « histoire brisée ».