L’espèce humaine
Introduction :
Par définition, l’humanisme s’occupe de l’être humain en priorité, avant Dieu notamment, mais aussi avant toute chose et tout être. En ce sens, parmi les reproches qui ont pu être faits à l’humanisme, on compte celui-ci : si l’humanisme met l’Homme au centre de sa réflexion et de ses préoccupations, alors l’humanisme est un anthropocentrisme.
L’anthropocentrisme est un système qui, littéralement, place l’Homme (en grec anthopos) au centre (-centrisme) du monde, et relègue tout autre être au second plan. Parmi ces êtres, les animaux. Ce constat amène à la question de la place et du statut de l’animal dans la nature et la société.
- Est-il un être second, inférieur à l’Homme et à son service ?
- À l’inverse, malgré les différences entre les animaux et nous, n’appartenons-nous pas tous deux au même règne du vivant ?
Le mot « animal », étymologiquement, renvoie au latin anima, c’est-à-dire l’âme, principe d’animation de tout être vivant.
- N’y a-t-il pas aussi, entre les animaux et nous, à la fois une égalité de principe, fondée sur le respect de tout être vivant, c’est-à-dire sensible, et une égalité biologique, puisque tous sont également dotés de vie et de fonctions vitales ?
- Se pose aussi la double question de savoir si, d’une part, l’homme est un animal et si, d’autre part, l’animal possède un statut et un droit identiques à ceux de l’homme (ce qui ne revient pas à dire que l’animal serait humain).
Aristote, dans sa Politique, avance : « L’homme est un animal politique », politique signifiant ici naturellement social. Et pour les animaux, on parle de sociétés animales et même de cultures animales.
Dès lors, faut-il penser l’homme et l’animal comme semblables, au point de considérer l’espèce humaine comme une espèce animale ?
« L’homme est un loup pour l’homme »
« L’homme est un loup pour l’homme »
« L’homme est un loup pour l’homme » (en latin « Homo homini lupus est ») est une formule dont la première apparition connue se trouve chez Plaute, auteur latin. La formule a traversé les siècles et a été reprise par de très nombreux auteurs, de Pline l’Ancien au rappeur Youssoupha en passant par Hobbes et Schopenhauer.
Cela signifie que l’homme est lui-même son pire ennemi.
- Mon semblable est un loup affamé, sans foi ni loi, et pour lui, je suis ce même loup cruel, mû par mes seuls instincts égoïstes.
Ainsi, si la formule est fondée, elle implique une idée forte : non seulement l’homme est un animal, mais en plus c’est un animal sauvage et cruel. Et l’animal, point de comparaison avec l’homme, n’est ni « plus » animal ni « moins » animal que l’homme. C’est cette égalité de nature entre l’homme et l’animal que souligne Hobbes dans le texte suivant.
Mais qu’implique cette égalité ?
Portrait de Thomas Hobbes par John Michael Wright, XVIIe siècle, source : National Portrait Gallery
Hobbes (1588 à 1679) est un philosophe anglais, auteur d’une œuvre majeure en matière de philosophie politique et de sciences politique : Léviathan.
« Le droit sur les bêtes s’acquiert de la même façon que sur les hommes, à savoir par la force et par les puissances naturelles. Car, si en l’état de nature il était permis aux hommes (à cause de la guerre de tous contre tous) de s’assujettir et de tuer leurs semblables toutes fois et quantes1 que cela leur semblerait expédient à leurs affaires ; à plus forte raison, la même chose leur doit être permise envers les bêtes, dont ils peuvent s’assujettir celles qui se laissent apprivoiser et exterminer toutes les autres en leur faisant une guerre perpétuelle. D’où je conclus que la domination sur les bêtes n’a pas été donnée à l’homme par un privilège particulier du droit divin positif, mais par le droit commun de la nature. Car, si on n’eût joui de ce dernier droit avant la promulgation de la Sainte Écriture, on n’eût pas eu celui d’égorger quelques animaux pour se nourrir. En quoi la condition des hommes eût été pire que celle des bêtes, qui nous eussent pu dévorer impunément2, sans qu’il nous eût été permis de leur rendre la pareille. Mais, comme c’est par le droit de nature que les bêtes se jettent sur nous lorsque la faim les presse ; nous avons aussi le même titre de nous servir d’elles et, par la même loi, il nous est permis de les persécuter. »
Thomas Hobbes, Le Citoyen, 1642, ch. VIII, X.
1 autant de fois
2 ici, sans risques
L’« état de nature » est un concept développé par Hobbes. Il constitue une hypothèse de travail (et non une réalité historique, correspondant par exemple à la préhistoire) permettant de concevoir à la fois la situation de l’homme avant l’apparition des premières sociétés civiles et la nature humaine profonde (ce que l’humain est naturellement, par essence, indépendamment de l’influence de la société).
Ici, l’état de nature est le cadre philosophique dans lequel se déroule la réflexion hobbesienne sur le rapport homme/animal.
L’usage du mot « bête » plutôt qu’« animal » n’est pas anodin : la bête est l’animal, prédateur et cruel, sans pitié en quelque sorte. L’égalité homme/bête tient au fait que, dans l’état de nature, état sans loi, seules les aptitudes naturelles, la force et l’appétit individuel notamment, comptent.
- Tous les êtres vivants sont identiquement soumis à la même règle : l’absence de règle. Seule compte sa propre survie.
De là, tout appartient à tout le monde et à personne. Tout être peut être volé, attaqué, tué ou mangé par n’importe quel autre être.
- Si la bête peut tuer l’homme, alors l’homme peut tuer la bête, et inversement.
Paradoxalement, c’est ce principe d’égalité qui fonde la domination de l’homme sur la bête, la bête pouvant aussi dominer l’homme en théorie, selon les lois de la nature.
- Nous possédons le droit naturel de tuer les animaux, ce qui n’est pas un privilège, puisque les animaux possèdent le même droit naturel sur nous.
Mais c’est l’homme qui a su se rendre maître de l’animal.
Hobbes fait une remarque intéressante : c’est bien la nature qui nous permet de dominer les animaux, et non la volonté de Dieu et le droit qui en découle.
Au contraire, pour Hobbes, la loi divine nous demanderait de nous conformer au principe d’égalité et de respect au sein du vivant.
L’attachement de l’homme à l’animal
L’attachement de l’homme à l’animal
Cependant, l’animal n’est pas seulement vu comme un prédateur de l’homme, contre lequel la meilleure défense serait l’attaque. L’égalité de principe est, chez Hobbes, une égalité négative.
D’autres penseurs de l’époque moderne ont considéré que la caractéristique première de l’animal n’était pas sa cruauté instinctive mais sa sensibilité.
Rousseau donne une définition de l’homme au regard de l’animal dans la préface de son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes :
- d’un côté, l’homme se distingue de l’animal par la connaissance des lois naturelles et la liberté qu’il peut avoir de s’en écarter, ce que l’animal ne possède pas ;
- d’un autre côté, humains et animaux possèdent une nature commune, à savoir la sensibilité, c’est-à-dire la faculté de sentir, d’éprouver les choses, à la fois par la sensation et par le sentiment.
- Tous les êtres vivants participent à cette loi naturelle et cette communauté des êtres sensibles impose à l’homme des devoirs envers l’animal, à commencer par celui de ne pas le faire souffrir inutilement.
Portrait de Jean-Jacques Rousseau par Quentin de La Tour, fin du XVIIIe siècle, musée Antoine-Lécuyer, Saint-Quentin
Rousseau écrit en ce sens : « Il semble, en effet, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c'est moins parce qu'il est un être raisonnable que parce qu'il est un être sensible ; qualité qui, étant commune à la bête et à l'homme, doit au moins donner à l'une le droit de n'être point maltraitée inutilement par l'autre. »
Plus loin, dans la première partie de son ouvrage, Rousseau développe sa pensée.
« Tout animal a des idées puisqu'il a des sens, il combine même ses idées jusqu'à un certain point, et l'homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu'il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête ; ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L'homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d'acquiescer, ou de résister ; et c'est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme : car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées ; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n'explique rien par les lois de la mécanique. »
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, première partie, 1755.
La phrase « Tout animal a des idées puisqu’il a des sens » correspond à une position empiriste : non seulement nos idées viennent de nos sens, mais en outre, avoir des sensations (ce qui est inévitable pour le vivant) produit des idées.
Rousseau n’est pas considéré comme un auteur empiriste ; toutefois, selon lui, les sens sont antérieurs à la raison ; or l’animal, comme l’homme, est doté de sens. L’animal n’a pas de raison au sens d’une faculté raisonnant de façon purement abstraite et libre, mais il est capable de « combiner » des idées, c’est-à-dire d’apprendre à associer logiquement des images ou des souvenirs (par exemple, la présence d’un loup est associée à l’idée d’un danger par un chevreuil).
Dès lors, pour Rousseau, il existe entre l’homme et l’animal une différence non pas de nature (les deux espèces n’ont pas chacune un mode de vie radicalement étranger à celui de l’autre) mais une différence de degré (elles se situent chacune à un stade différent, sur la même échelle de l’évolution de la raison). C’est ce que signifie la phrase « l'homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins ».
Qu’a l’homme en plus de l’animal ?
- Sa « qualité d’agent libre ».
La nature impose à l’animal son mode de vie (un dauphin ne peut vivre comme un grand singe, et inversement) : pour Rousseau, la caractéristique de l’animal est d’être guidé par l’instinct.
La conscience, quant à elle, nous donne la possibilité et le pouvoir de choisir ou non telle ou telle loi de la nature, c’est-à-dire d’échapper, grâce à la liberté de l’esprit et la volonté, aux déterminismes physiques (par exemple nager au fond de l’eau alors que l’eau n’est pas notre milieu vital habituel). L’homme n’est pas dépourvu d’instincts, mais contrairement à l’animal, il n’est pas obligé de leur obéir.
Mais cette forme de supériorité ne signifie ni, premièrement, que l’animal n’ait pas d’autres facultés, supérieures aux nôtres, ni, deuxièmement, que nous soyons autorisés à être cruels avec eux. L’être humain devrait pouvoir comprendre ce que ressent l’animal, au même titre qu’il sait ce que ressent son semblable.
À cet égard, pour Rousseau, l’animal est comme le semblable de l’être humain du point de la vue de la sensibilité. L’homme et l’animal vivent dans une même communauté de sensations, voire de sentiments. Et notre raison devrait justement nous rendre raisonnable au plan moral, à l’égard de tout être vivant.
L’homme, animal rationnel
L’homme, animal rationnel
Le problème est que notre capacité à reconnaître la sensibilité de l’animal est loin d’être la règle chez l’être humain. Dès lors, ce refus entraîne une scission entre les deux espèces et le refus de définir l’Homme par un rapprochement avec l’animal, malgré la reconnaissance de sa sensibilité notamment.
Par exemple, en France, depuis 1976, le code rural reconnaît l’animal domestique et agricole comme être sensible (éprouvant des sensations physiques telle la douleur), et depuis 2015, il est reconnu par la loi comme un « être doué de sensibilité » se différenciant d’un simple bien, d’un meuble possédé par un propriétaire.
Pour autant, persistent l’abattage des animaux, la corrida, la chasse à courre et d’autres pratiques. Les lois en question ne concernent pas non plus les animaux sauvages. Rappelons aussi qu’une araignée est un animal sensible et que nous continuons à les écraser.
- Ainsi, la raison ne suffit parfois pas à respecter l’animal dans sa spécificité.
Mais l’attitude inverse, le culte de l’animal au détriment de la préférence pour l’Homme, est-elle pour autant légitime ? Nous sommes parfois envahis par la passion pour l’animal et cette passion nous amène à ce qui semble être, selon le philosophe Malebranche, une aberration : préférer « la vie de son cheval à celle de son cocher ».
Portrait de Nicolas Malebranche
Nicolas Malebranche (1638 à 1715) est un philosophe rationaliste, prêtre oratorien et théologien français.
« Je vois, par exemple, que deux fois deux font quatre, et qu'il faut préférer son ami à son chien ; et je suis certain qu'il n'y a point d'homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l'esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu'il y ait une Raison universelle qui m'éclaire, et tout ce qu'il y a d'intelligences. Car si la raison que je consulte, n'était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes, est une raison universelle. Je dis : quand nous rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné. Lorsqu'un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu'elles ne sont pas conformes à la souveraine raison, ou à la raison universelle que tous les hommes consultent. »
Nicolas Malebranche, De la recherche de la vérité, 1674, Xe éclaircissement.
« Il faut préférer son ami à son chien ».
- Malebranche fournit-il un bon contre-argument aux personnes qui préfèrent les animaux aux êtres humains, leur chat à leur voisin, ou les chevaux à leur professeur d’équitation ?
La position de Malebranche sur le statut de l’animal est claire et renvoie à une anecdote : on raconte qu’après avoir donné un coup de pied à une chienne, il répondit aux protestations d’un de ses amis : « Eh ! Quoi, ne savez-vous pas bien que cela ne sent point ? »
Pour Malebranche, l’animal n’est que matière ; or la douleur n’est pas une propriété de la matière, donc l’animal ne ressent rien. Si les chiens aboient quand on les frappe, il s’agit d’un effet strictement mécanique de leur corps : « ils crient sans douleur ».
De plus, au plan théologique, pour Malebranche, la souffrance est l’effet de la punition suite à un péché.
- L’animal étant irresponsable, il ne peut pécher.
Dès lors, il ne serait ni raisonnable, ni rationnel de préférer un animal à un homme dans la mesure où le second possède une faculté humainement universelle, à savoir la raison, dont l’animal est dépourvu. Pour Malebranche, la raison est le propre de l’Homme et elle permet à chacun d’entre nous de comprendre la vérité qui se trouve en l’autre alors qu’on ne peut la voir.
Mais cette raison intelligente est parfois altérée par la passion, au sens de maladie de la raison qui dévie cette dernière de sa droiture habituelle. C’est cette passion qui amène à préférer « la vie de son cheval à celle de son cocher ». Ainsi, « Il faut préférer son ami à son chien ».
Certes, mais si mon ami est un criminel et mon chien un compagnon indispensable parce que je suis aveugle ?
Conclusion :
Si l’époque moderne tente de définir l’Homme en prenant l’animal comme point de repère, soit pour affirmer un rapprochement avec lui, soit pour affirmer, au contraire, un écart infranchissable, le XIXe siècle, quant à lui, verra naître une nouvelle version de ce débat, version plus scientifique, entre les fixistes et les évolutionnistes.
- Pour les uns, chaque espèce vivante constituant une catégorie à part entière, un rapprochement biologique entre l’homme l’animal reste inconcevable.
- Pour les autres, puisque des espèces dérivent les unes des autres, dans leur évolution et leur transformation, alors la filiation biologique entre l’homme et l’animal est admissible.
L’homme est un animal. Ou du moins a-t-il été un animal.