L’État de droit : le fruit d’une longue évolution
Introduction :
En 1921, le juriste français Léon Duguit définissait la notion d’État de droit comme un système juridico-politique dans lequel l’État est « subordonné à une règle de droit supérieure à lui-même qu’il ne crée pas et qu’il ne peut pas violer. […] L’activité de l’État dans toutes ses manifestations est limitée par un droit supérieur à lui ». Ce qui signifie par conséquent qu’« il y a des choses qu’il ne peut pas faire ».
L’État de droit trouve ses origines dans les idées défendues par les philosophes des Lumières et le libéralisme politique qui triomphent avec la Révolution de 1789. Il connaît par la suite de nombreuses évolutions qui aboutissent à l’État de droit tel qu’il fonctionne aujourd’hui en France.
Dès lors, on peut se demander quelles évolutions ont été à l’origine de l’État de droit contemporain.
Nous verrons que ce dernier est le fruit d’une longue évolution, qui prend sa source dans les idées qui émergent au XVIIIe siècle, puis qui s’accélère avec la sécularisation de la société au cours de l’âge industriel et, enfin, la construction européenne à partir de 1950.
Aux racines de l’État de droit
Aux racines de l’État de droit
C’est avec le mouvement des Lumières qu’apparaît pour la première fois dans l’histoire de France la volonté de limiter les pouvoirs de l’État.
Un concept issu des idées des philosophes des Lumières et de la Révolution
Un concept issu des idées des philosophes des Lumières et de la Révolution
Montesquieu, en théorisant la séparation des pouvoirs de manière formelle dans son essai De l’esprit des lois (1748), est l’un des précurseurs de la notion d’État de droit.
Cependant, la question de la limitation du pouvoir absolu de l’État est au cœur de la réflexion de l’ensemble des philosophes des Lumières. Ainsi, cette idée est aussi présente chez Voltaire, contemporain de Montesquieu.
Voltaire s’oppose en effet à l’absolutisme royal, système politique dans lequel le roi concentre tous les pouvoirs et se place au-dessus de la loi. Il dénonce notamment les lettres de cachet, symboles de l’arbitraire royal (le roi décide seul, sans avoir à en référer à quiconque).
Lettre de cachet :
Lettre délivrée par la chancellerie royale qui permettait d’arrêter et d’emprisonner quiconque sans enquête ni procès, à la discrétion du roi.
Voltaire souhaite l’abolition de cet arbitraire qu’il dénonce par exemple dans L’Ingénu (1767). Pour lui, comme pour Montesquieu, pour mettre fin aux abus de l’arbitraire royal et garantir des droits fondamentaux pour les individus, il est nécessaire que le pouvoir du souverain soit limité au pouvoir exécutif.
Les libertés fondamentales (ou droits fondamentaux) sont des libertés individuelles qui sont considérées comme primordiales et inaliénables, c’est-à-dire que l’on ne peut pas les supprimer.
Le contenu de ces libertés a évolué au fil du temps. Au départ, il se nourrit des idées portées par le libéralisme politique qui émerge progressivement aux XVIIe et XVIIIe siècles.
- Ce courant de pensée se construit alors en réaction à l’absolutisme : il souhaite une limitation des pouvoirs de l’État pour garantir plus de libertés individuelles pour les citoyens (liberté de conscience, d’opinion…).
Les philosophes des Lumières préconisent donc une séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) et souhaitent que ces derniers soient encadrés par une constitution qui garantisse des droits fondamentaux et inaliénables aux gouvernés.
Ces idées portées par les philosophes des Lumières vont être concrétisées lors de la guerre d’indépendance américaine (1775-1783) puis au cours de la Révolution française.
Des racines historiques révolutionnaires
Des racines historiques révolutionnaires
À la suite de la guerre d’indépendance américaine (1775-1783), les treize colonies devenues indépendantes s’unirent pour former les États-Unis. Désireux d’empêcher l’émergence d’un pouvoir central tout-puissant, susceptible de menacer les libertés fondamentales, les nouveaux États indépendants se dotèrent d’une Constitution lors de la Convention de Philadelphie en 1787.
L’article 3 de cette Constitution établit un pouvoir judiciaire indépendant du pouvoir exécutif et une hiérarchie des normes en dotant la Cour suprême fédérale, créée à cette occasion, d’un pouvoir supérieur à celui des tribunaux de rangs inférieurs : « Les pouvoirs judiciaires fédéraux sont dévolus à la Cour suprême fédérale, ainsi qu’à des tribunaux inférieurs dont le Congrès pourra, au besoin, ordonner l’instauration. Les juges, tant de la Cour suprême fédérale et des tribunaux inférieurs, devront remplir leurs charges avec une bonne conduite, et, à échéances fixes, recevront pour leurs services une rémunération qui ne sera pas diminuée durant leur mandat. »
En garantissant le respect des libertés fondamentales et la soumission de tous, y compris des gouvernants, au droit, la Constitution de Philadelphie est à l’origine d’un des premiers États de droit de l’histoire.
La Révolution française suivit une trajectoire historique similaire quoique inachevée.
À la suite de la Révolution de 1789 et de la proclamation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) du 26 juillet 1789, la France se dota d’une Constitution (en 1791) qui mit fin à la monarchie absolue au bénéfice d’une monarchie constitutionnelle.
Cette Constitution garantissait l’égalité de tous, y compris du roi, devant la loi : « Il n’y a plus, pour aucune partie de la Nation, ni pour aucun individu, aucun privilège, ni exception au droit commun de tous les Français. » De même, la Constitution de 1791 précisait qu’« il n’y a point en France d’autorités supérieures à celle de la loi ».
De plus, elle sanctifiait les libertés fondamentales énoncées dans la DDHC.
Fondée sur les principes de souveraineté de la Nation et de l’équilibre des pouvoirs (c’est-à-dire leur séparation), la Constitution de 1791 répondait aux objectifs énoncés dans la DDHC.
Cette dernière énonçait en effet que : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. »
Cependant, cet embryon d’État de droit eut une brève existence. En effet, elle fut suspendue à la suite de la Journée du 10 août 1792.
Journée du 10 août 1792 :
Journée révolutionnaire qui vit la chute de la monarchie constitutionnelle après la prise du palais des Tuileries par une foule d’insurgés. Les pouvoirs du roi sont suspendus et la famille royale arrêtée.
La lente construction de l’État de droit moderne
La lente construction de l’État de droit moderne
Si l’État de droit contemporain est le fruit d’une longue évolution, la sécularisation de la société a contribué à accélérer son émergence.
La sécularisation de la société : un accélérateur de la constitution de l’État de droit
La sécularisation de la société : un accélérateur de la constitution de l’État de droit
À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, on assiste à une accélération de la sécularisation de la société dans les pays européens, en particulier en France.
La sécularisation désigne un phénomène historique de séparation progressive entre le domaine public et le domaine religieux à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Concrètement, cela signifie que l’influence de la religion recule dans l’organisation de la société.
Si la Révolution marqua une première étape déterminante dans le processus de sécularisation, c’est avec la révolution industrielle du XIXe siècle que ce processus a connu une accélération déterminante.
Révolution industrielle :
Passage d’un système de production traditionnel, qui est artisanal, manuel et dispersé dans une multitude de lieux, à une production de masse, mécanisée et centralisée.
Les historiens préfèrent parfois parler tout simplement d’« industrialisation », car le terme « révolution » évoque un changement très rapide. Or, l’industrialisation des sociétés occidentales s’est faite progressivement, sur de nombreuses décennies.
Cette évolution du système de production modifia en profondeur les sociétés européennes. Dans les villes industrielles en pleine croissance, une nouvelle culture apparut, dans laquelle l’Église n’occupait plus une position centrale.
En France, le processus de sécularisation culmina avec la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 qui assure la liberté de conscience et interdit le financement des cultes par l’État. Concrètement, cette loi a pour conséquence d’instaurer le principe de laïcité et en particulier la liberté de conscience.
- L’État demeure neutre face aux religions et n’en finance aucune, il ne rémunère plus les ministres des cultes, aucun signe religieux ne peut être apposé sur les édifices publics et les lieux de culte deviennent propriété de l’État.
En garantissant la liberté de conscience, la progressive sécularisation de la société contribue à accélérer la constitution de l’État de droit puisque la liberté de conscience constitue un droit fondamental.
Version tronquée du décret de 1871 sur la séparation de l’Église et de l’État par la Commune de Paris. C’est un exemple dans le processus de sécularisation qui s’est fait très progressivement.
Un fonctionnement modifié par la construction européenne depuis 1950
Un fonctionnement modifié par la construction européenne depuis 1950
À partir des années 1950, la construction européenne a contribué à modifier le fonctionnement de notre État de droit.
L’adoption du traité de Rome instituant la Communauté économique européenne (CEE) en 1957 a eu d’importantes conséquences sur le fonctionnement de l’État de droit. Ce traité a bouleversé la hiérarchie des normes, pilier de l’État de droit contemporain. Il a en effet instauré, quoiqu’indirectement, le principe de primauté du droit européen sur le droit des États membres.
Primauté du droit européen :
Cela désigne le fait que le droit communautaire (celui de l’UE) prévaut de manière absolue sur le droit national des États membres.
La Cour de justice de l’Union européenne, dans un arrêt Costa contre Enel en date du 15 juillet 1964, a en effet considéré qu’en l’absence de clause expresse dans les traités européens, le principe de primauté du droit européen s’appliquait à tous les États membres.
Cour de justice de l’Union européenne :
Institution juridique qui interprète l’ensemble des lois européennes afin d’en garantir l’application uniforme dans tous les États membres de l’Union.
La Cour de justice de l’Union européenne statue aussi sur les différends juridiques opposant les gouvernements des États membres aux institutions de l’UE.
Le droit de l’Union européenne prime sur le droit national de tous les États membres, à l’exception des dispositions constitutionnelles. Le Conseil Constitutionnel a en effet estimé que « dans l’ordre juridique français, la primauté du droit de l’Union européenne ne vaut pas à l’égard de la Constitution » (décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004).
- Par conséquent, si les traités européens prévalent bien sur les lois issues du Parlement français, la Constitution française reste au sommet de la hiérarchie des normes constitutive de l’État de droit en France.
Par ailleurs, l’État de droit constitue un pilier de la construction européenne. Pour adhérer à l’Union européenne, un État doit en effet s’engager à en respecter les principes. Cette disposition est notamment énoncée dans le traité sur l’Union européenne (TUE), ratifié en 1992. Dans son article 2, le TUE dispose en effet que « l’État de droit est une valeur des États européens ».
Enfin, la Charte des droits fondamentaux de l’UE stipule que chaque État membre doit garantir aux individus qui y résident les droits et libertés fondamentaux dans le cadre de l’État de droit.
Conclusion :
L’État de droit, tel qu’il fonctionne aujourd’hui en France, est le fruit d’une longue évolution qui prend racine dans les idées défendues par les philosophes des Lumières, puis lors de la guerre d’indépendance américaine et de la Révolution française (séparation des pouvoirs, droits fondamentaux inaliénables, etc.).
Cette évolution a connu une accélération avec la sécularisation de la société et l’application du principe de laïcité, garant notamment de la liberté de conscience.
Enfin, la construction européenne, amorcée dans les années 1950, a également modifié le fonctionnement de notre État de droit en consacrant la primauté du droit communautaire sur le droit interne des États membres (à l’exception des dispositions constitutionnelles).