La raison
Introduction :
La raison est une faculté qui nous permet d’exercer un jugement et sur laquelle on fonde traditionnellement la distinction entre l’homme et l’animal. Il faut différencier deux aspects de la raison.
- La « raison théorique » juge du vrai et du faux. C’est aussi une faculté calculatoire, qui nous permet de discerner les moyens les plus adaptés à la réalisation d’une fin.
- La « raison pratique » s’exerce, quant à elle, dans le domaine moral et juge du bien et du mal. Elle statue sur la valeur des fins elles-mêmes.
L’adjectif « rationnel » renvoie à la raison théorique, alors que celui de « raisonnable » est plus souvent associé à la raison pratique.
- Mais dire cela n’implique-t-il pas que l’on puisse faire un usage non raisonnable de la raison, par exemple lorsque la raison théorique met sa puissance calculatoire au service de fins proscrites par la raison pratique ? Nous avons tous en tête l’image du « grand méchant » machiavélique.
- Et si la raison peut s’exercer au détriment d’elle-même, à quoi renvoie exactement la notion de raison ?
Nous chercherons d’abord à définir la raison. Nous montrerons ensuite quels sont ses usages, puisque la raison n’est pas seulement une faculté de juger, mais également de mise en pratique de ces jugements. Enfin, nous verrons comment la raison peut se retourner contre elle-même.
Qu’est-ce que la raison ?
Qu’est-ce que la raison ?
La raison comme logos
La raison comme logos
Notre conception de la raison s’enracine dans la pensée grecque, où cette notion a pourtant un sens particulier.
Logos :
Le terme logos désigne ce qui relève du discours, logos signifiant à la fois « raison » et « parole ». Il s’agit moins d’une polysémie que de nommer ce qui, pour les Grecs, correspond à une même chose : la parole relève de la raison, et la raison adopte la forme de la parole.
Plus précisément, la raison est comprise comme principe discursif.
Discursif :
La discursivité est le fait de pouvoir mettre en discours (« discursif » et « discours » ont la même étymologie). Ce qui est discursif ne se présente donc pas sous une forme synthétique, par exemple celle de la saisie par l’intuition ou de la représentation visuelle, mais implique au contraire un déploiement dans le temps, une analyse qui se déplie.
Le logos est un principe d’ordre et d’intelligibilité, c’est-à-dire ce qui permet de percevoir un sens dans l’apparente confusion du monde.
Le travail du logos est de découper la réalité en concepts, en catégories, d’isoler et de définir séparément chacune de ces parties. Le logos grec renvoie à l’idée d’un principe universel plutôt qu’à une faculté propre aux individus.
Pour les Grecs, ce principe n’est pas proprement humain mais il est le reflet d’un ordre universel : logos et cosmos sont en miroir l’un de l’autre et forment un tout harmonieux.
Même si notre actualité nous éloigne de cette conception du monde, la raison selon ce concept antique permet de détecter l’ordre rationnel du monde.
- Autrement dit, la raison humaine existe parce que ce sur quoi elle s’exerce (le monde) relève également d’un principe rationnel.
Une faculté universelle
Une faculté universelle
Les Grecs concevaient donc la raison comme un principe universel, une façon de percevoir le monde. On peut restreindre ce sens et faire de la raison avant tout une faculté, donc une propriété individuelle, liée à des êtres vivants, plutôt qu’un principe dont relèverait tout ce qui existe.
Portrait de René Descartes d’après Frans Hals, 1649-1700, huile sur toile, 77,5 cm × 68,5 cm. ©André Hatala
C’est ce que fait Descartes au début du Discours de la méthode :
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup d’avantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s’en éloignent »
Descartes, Discours de la méthode, 1637.
Pour Descartes, la raison en tant que faculté est universellement répartie entre tous les hommes.
- On pourrait traduire cette idée biologiquement en disant que tous ont les mêmes capacités cognitives, que le cerveau fonctionne de la même manière chez tous.
Pourquoi alors tous ne pensent pas la même chose, demande Descartes, et pourquoi certains se trompent ? Ce n’est pas la raison, en tant que faculté cognitive, qui est en cause, mais la manière dont nous nous en servons.
Les règles de la raison
Les règles de la raison
Puisque la raison est une faculté universelle, au moins chez les humains, cela signifie qu’elle peut répondre à un certain nombre de critères constants. On peut exprimer les propriétés de la raison comme des règles, que la philosophie et la logique s’efforcent de mettre à jour. À la suite d’Aristote, on identifie des principes logiques dont relève la raison.
- Le principe d’identité
Tout raisonnement et toute activité mentale identifiée comme rationnelle postule qu’une chose est ce qu’elle est. Pour Aristote, le principe d’identité est une exigence fondamentale du discours rationnel.
- Lorsque je produis un discours, je pars du principe que les objets que je désigne ne sont pas susceptibles de changer à tout moment d’identité. Je peux ne pas être certain de l’identité de ce « je » auquel je me réfère, mais je postule en tout cas son identité et qu’il ne peut pas se transformer brutalement en autre chose.
- Le principe de non-contradiction
Autre principe fondamental selon Aristote : il est contraire à la raison de postuler qu’une même chose puisse, sous un même rapport, en même temps être et ne pas être.
- Je peux dire que cette personne est coupable selon tel code juridique mais innocente selon tel autre. Mais je ne peux pas dire que cette autre personne est à la fois morte et vivante. Les propositions $p$ et $non\ p$ ne peuvent être vraies en même temps.
Naturellement, ces principes sont ceux de la raison et ne s’appliquent pas nécessairement à d’autres facultés humaines. Les rêves, contrairement au discours logique par exemple, ne sont pas tenus de les respecter, précisément parce qu’ils ne sont pas une production de la raison.
- Le principe de causalité
Il ne s’agit plus d’un principe de logique formelle, mais d’un principe permettant de comprendre le sens du devenir, c’est-à-dire de ce qui se produit dans le temps. Ce principe postule que tout effet a une cause, et que dans les mêmes circonstances, la même cause produira le même effet : autrement dit, que les choses ne surviennent pas de façon aléatoire.
On appelle également ce principe le principe de raison suffisante :
- rien ne se produit sans cause.
Portrait de David Hume, Allan Ramsay, 1754, huile sur toile, 76,2 cm × 63,5 cm
C’est un principe qui est parfois remis en cause. Pour Hume par exemple, ce que nous appelons causalité relève en réalité d’une succession chronologique.
- Nous sommes accoutumés à ce que tel événement précède toujours tel autre, et nous en déduisons que le premier a entraîné le second.
Tous ces principes permettent de vérifier si ce que nous formulons est conforme à la logique et répond à un ordre rationnel. Il ne s’agit donc là que d’un ensemble de processus permettant de vérifier la validité logique d’un raisonnement.
S’en tenir là n’empêche pas de parvenir à un résultat que l’on pourrait qualifier de « contraire à la raison » ou de déraisonnable. On peut ainsi parfaitement respecter les règles logiques de la raison et produire un discours délirant qui décrirait le monde d’une façon non conforme à la réalité.
Il faut donc également s’interroger sur l’usage que l’on fait de la raison.
Que faire de la raison ?
Que faire de la raison ?
La raison n’est pas une puissance de calcul
La raison n’est pas une puissance de calcul
S’il suffisait de respecter la logique formelle pour être rationnel, c’est-à-dire se conformer aux exigences de la raison, on pourrait alors assimiler la raison humaine à une puissance de calcul, sur le modèle de l’ordinateur. Or la pensée n’est pas un simple calcul numérique.
Le paradoxe de l’âne de Buridan peut illustrer cette idée. Dans cette histoire, qui a souvent été utilisée par les philosophes, un âne se trouve à égale distance entre deux picotins d’avoine. Puisque la distance est la même, il est impossible de choisir d’une façon logique le picotin vers lequel se diriger et l’âne meurt de faim.
Naturellement, aucun être vivant ne se laisserait mourir de faim dans ces conditions. Même guidé par la raison uniquement, et non par l’instinct, un être vivant prendrait une décision.
- C’est donc faire de la raison une chose absurde que de la limiter à une puissance de calcul.
La raison n’est pas seulement un principe de conformité logique, elle implique également une capacité de jugement, c’est-à-dire la capacité à définir des valeurs ou à évaluer des phénomènes, à en discerner le degré de vérité, d’utilité, de validité ou de moralité. C’est le second aspect que nous avons évoqué en introduction : celui de la raison pratique.
Être raisonnable : vivre sous la conduite de la raison
Être raisonnable : vivre sous la conduite de la raison
Être conforme à la raison, ce n’est donc pas uniquement être rationnel, c’est-à-dire respecter la logique, mais également être raisonnable, c’est-à-dire faire preuve de « bon sens », selon l’expression de Descartes. C’est à cette définition de la raison que se réfèrent les philosophes lorsqu’ils estiment qu’il faut vivre sous la conduite de la raison.
La raison n’est plus assimilée à une simple faculté logique, mais également à la capacité de produire des jugements éthiques.
- Se conformer à la raison, ce pourra être par exemple, si l’on suit Platon, être capable de maîtriser ses désirs plutôt qu’en être l’esclave, c’est-à-dire être capable de juger qu’un mode de vie a plus de valeur qu’un autre.
Cependant, les maximes de vie seront différentes selon ce qu’on estimera conforme ou non à la raison.
- Faut-il en déduire que la raison n’est pas universelle ?
Ce serait confondre la raison en tant que faculté et la raison en tant que contenu de pensée .
- Tous les hommes raisonnent effectivement (faculté), mais tous ne parviennent pas aux mêmes conclusions (contenu de pensée).
Cette non-universalité des contenus pratiques pose problème dans la pratique justement, et certains philosophes ont tenté d’établir des principes pratiques universels.
Portrait d’Emmanuel Kant, Johann Gottlied Becker, 1768, huile sur toile
C’est parce que la raison est universellement répartie qu’elle est, selon Kant, ce qui fonde la dignité humaine et qui exige que l’être humain soit respecté.
La raison, pour Kant, fait que les êtres humains, en tant qu’êtres de raison, sont des fins en soi, c’est-à-dire qu’ils portent en eux-mêmes leur propre fin, qu’ils valent par eux-mêmes, de façon absolue et non relativement à d’autres choses qu’eux.
- La raison fait que les hommes sont toujours des fins, et jamais uniquement des moyens.
Où s’arrête la raison ?
Où s’arrête la raison ?
Différentes formes de raison
Différentes formes de raison
La raison peut prendre différentes formes et répondre à différents usages.
Portrait d’Aristote. Copie romaine de période impériale (Ier ou IIe siècle ap. J.-C.) d’un bronze perdu réalisé par Lysippe. ©Eric Gaba CC BY-SA 2.5
Aristote distinguait déjà la rationalité en une partie « scientifique » et une partie « délibérative ».
- La partie scientifique se consacre à ce qui est nécessaire, à la nécessité dans un sens philosophique : c’est notamment le cas des lois scientifiques.
- La partie délibérative est utilisée pour ce qui est contingent : c’est avec elle que l’on délibère, que l’on réfléchit pour savoir quelle serait la meilleure action par exemple.
Il s’agit donc de deux activités distinctes de la raison.
- Utiliser la partie scientifique là où il faudrait, au contraire, s’en remettre à une activité calculative pourrait produire des résultats absurdes.
Il faut en effet distinguer les domaines sur lesquels porte la raison.
- Est-il raisonnable d’analyser du point de vue de la raison uniquement des phénomènes tels que l’amour, la peur, ou la foi ?
La raison est légitime pour déterminer quelle place réserver à ces sentiments, pour décider quoi en faire ou pour évaluer leurs conséquences. Mais elle n’est peut-être d’aucune utilité pour comprendre le sentiment proprement dit.
Les limites de la raison
Les limites de la raison
Pour Kant, identifier les limites de la raison théorique, celle qu’il appelle la « raison pure », est un prérequis de l’activité philosophique. Pour exercer pleinement notre raison, il faut en effet être également conscient de ce qu’elle n’est pas capable de faire. Or selon Kant, la raison n’est pas légitime dans tous les domaines.
Il constate que la raison peut soutenir des contradictions : c’est ce qu’il appelle les antinomies de la raison. Certains défendent par exemple l’existence de Dieu, et d’autres pensent le contraire. Il faut donc se demander si la raison peut réellement répondre à ce genre de question.
Pour Kant, la raison ne peut produire de jugements vrais que dans le domaine sensible. Les questions métaphysiques, qui ne concernent pas le sensible, ne sont pas de cet ordre-là. La raison est capable d’y réfléchir, elle a même tendance à le faire, mais elle ne pourra produire aucun jugement objectif sur celles-ci.
Kant distingue la raison et l’entendement.
- La raison produit des idées et de la pensée, l’entendement produit des concepts et des connaissances.
- L’entendement est donc une faculté de connaître qui s’applique aux choses sensibles, dans le temps et dans l’espace : au domaine de la science par exemple.
- La raison, au contraire, correspond à un désir d’absolu, et elle ne se satisfait pas des savoirs relatifs et partiels de la science. Elle s’interroge par exemple sur l’immortalité de l’âme, la nature du monde ou l’existence de Dieu.
Kant ne rejette pas la raison au profit de l’entendement, il souligne au contraire la valeur extrême de la raison, qui porte l’homme à dépasser une pensée uniquement utilitaire. Mais il montre la nécessité de délimiter ce que l’on peut ou non connaître : la raison a une tendance naturelle à s’interroger sur certains domaines, elle est légitime pour le faire, mais elle ne pourra jamais produire aucun jugement objectif que l’on pourrait vérifier par des règles logiques ou scientifiques. La raison est illégitime lorsqu’elle prétend connaître ce qui ne peut faire l’objet d’une expérience sensible. Mais elle est légitime lorsqu’elle fonde une morale ou qu’elle imagine des œuvres d’art.
Les retournements de la raison
Les retournements de la raison
Ce n’est donc pas un rejet de la raison que prône Kant ; mais, en délimitant le rôle de celle-ci, il montre que la raison peut « ne pas avoir raison ». En soulignant les tendances naturelles de la raison à se perdre dans un monde non sensible, Kant a également montré que ce sont justement les caractéristiques mêmes de la raison qui peuvent l’orienter vers quelque chose de déraisonnable.
La modernité nous offre des exemples de tels retournements de la raison.
- Les historiens ont souligné l’apparente rationalité des processus d’extermination nazis : les camps de concentration et d’extermination ne font pas seulement échos à une barbarie meurtrière, ils sont également le reflet d’une volonté de rationalisation, c’est-à-dire d’une organisation logique, économique et efficace des activités de mise à mort.
- Les processus d’optimisation économique peuvent être analysés de la même manière et donnent à comprendre le concept de rationalité de façon beaucoup plus négative que le fait habituellement la philosophie.
- Ce qui semble rationnel d’un point de vue économique peut ne pas l’être d’un point de vue humain.
Comment comprendre ces paradoxes ?
On peut distinguer la raison de la rationalisation.
Rationaliser, c’est réfléchir aux moyens et essayer de les rendre les plus efficaces possible. Mais lorsque la réflexion se porte sur les moyens uniquement sans s’interroger sur la fin pour laquelle on déploie ces moyens, la raison tourne à vide et peut se retourner contre elle-même :
- il n’est pas rationnel d’être uniquement rationnel.
Conclusion :
La raison est une faculté de juger qui permet à l’homme de connaitre le monde (aspect théorique), et d’orienter ses actions (aspect pratique). Si elle est indéniablement une source de puissance, son usage ne va toutefois pas sans poser de difficultés. En tant que faculté de l’universel, la raison tend spontanément à tout englober et à outrepasser ses propres limites. Elle risque alors de statuer sur des objets qui lui sont en réalité inaccessibles (Dieu, la liberté par exemple), ou bien de mettre sa puissance calculatoire au service de fins destructrices (processus totalitaires, optimisation économique). Il faut donc user raisonnablement de la raison. Paradoxalement, la raison disparaît lorsqu’on lui accorde une place unique ou qu’on se trompe sur la place à lui réserver. C’est donc pour défendre la raison qu’il faut en opérer la critique, au sens kantien, c’est-à-dire réfléchir également à ses limites.