Le fantasme de la toute-puissance humaine
Introduction :
Jusqu’où pouvons-nous aller ? Telle est la question que nous nous posons aujourd’hui, sous l’influence d’un progrès dont la marche va parfois en s’accélérant trop rapidement, sans nous laisser le temps de la réflexion : que voulons-nous, au fond ? Le progrès, notamment dans le domaine technologique pose question. Nous sommes des êtres finis qui, désormais, aspirons parfois à vivre dans l’infini, à l’infini. Le transhumanisme, par exemple, est un mouvement qui conçoit l’usage des sciences et des techniques comme moyens d’augmentation de nos capacités physiques, mentales et intellectuelles. Il postule l’extension des capacités humaines jusqu’à prétendre pouvoir un jour nous guérir de tout, remplacer nos organes défaillants, voir même nous rendre immortels. Il laisse donc entrevoir la possibilité de ce paradoxe : l’immortalité dans notre monde où tout périt.
Mais quel type de bonheur, même dans l’immortalité, une technologie qui parle d’homme « réparé » et de réalité « augmentée » nous promet-elle ? Quelle sociabilité des réseaux dits « sociaux » nous offrent-ils ? Le progrès ne consisterait-il pas, à l’inverse, sur le plan de la pensée plus que de la technique, à accepter que cette immortalité n’est pas envisageable ? Jusqu’où le fantasme de la toute-puissance et de l’artifice va-t-il nous mener ? La littérature a excellemment traité ce problème avec les dystopies du XXe siècle. Le cinéma aussi a bien vu le danger d’un perfectionnement de la machine, jusqu’à ce point où, devenu plus intelligent que nous, l’ordinateur nous engloutit dans sa matrice, à notre insu. C’est en tout cas l’hypothèse du film Matrix, réalisé en 1999 par les sœurs Wachowski.
- Tout progrès techniquement possible est-il en même temps moralement souhaitable ?
La critique de la technique
La critique de la technique
La différence entre progrès techniquement possible et progrès moralement souhaitable est la suivante : le « progrès techniquement possible » relève de ce que nous sommes concrètement et réellement capables de faire avec un outil ; le « progrès moralement souhaitable » relève de ce que nous décidons de faire dans la mesure où l’outil apporte un bénéfice, sinon utile pour tous, du moins utile pour certains et de ce que nous pouvons matériellement faire mais que nous décidons de ne pas faire, car trop dangereux ou trop nuisible.
Heidegger, prenant conscience des dangers de la technique au XXe siècle, en a défini conceptuellement les limites.
Martin Heidegger (1889-1976) est un philosophe allemand connu notamment pour ses travaux en phénoménologie.
Martin Heidegger, 1960, ©Willy Pragher CC BY-SA 3.0
Dans le texte ci-dessous, extrait de La Question de la technique, Heidegger expose les principes du danger que représente la technique moderne : toute technique se définit comme « dévoilement », c’est-à-dire mode d’apparition de la chose à produire et de la production, nommée ici poiesis. Le problème est que, par rapport aux techniques traditionnelles, la production de la technique moderne prend une tournure très particulière, devenant « provocation », c’est-à-dire action par lequel on somme la nature de livrer ce qu’elle ne livre pas d’elle-même. Pensons par exemple aux engrais chimiques de l’agriculture intensive qui « dopent » la terre pour qu’elle produise plus qu’elle ne le peut naturellement.
« Qu’est-ce que la technique moderne ? Elle aussi est un dévoilement. […] Le dévoilement, cependant, qui régit la technique moderne ne se déploie pas en une production au sens de la poiesis. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée. Mais ne peut-on en dire autant du vieux moulin à vent ? Non car ses ailes tournent bien au vent et sont livrées directement à son souffle. Mais si le moulin à vent met à notre disposition l’énergie de l’air en mouvement, ce n’est pas pour l’accumuler. Une région, au contraire, est provoquée à l’extraction de charbon et de minerais. L’écorce terrestre se dévoile aujourd’hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. […]
La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme de livrer sa pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le domaine de ces conséquences s’enchaînant l’une l’autre à partir de la mise en place de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de commis. La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l’est de par l’essence de la centrale. »
Martin Heidegger, « La question de la technique », extrait de Essais et conférences, 1954.
Heidegger distingue donc la technique traditionnelle de la technique moderne (la technologie). Si le moulin à vent ou à eau utilise le vent sans le dénaturer, les bulldozers des mines à ciel ouvert, eux, arrachent à la planète ses ressources. Heidegger parle de la vallée du Rhin et de la Ruhr (zone industrielle le long du Rhin) parce qu’il a été l’observateur de ce développement industriel intensif. Le barrage est un exemple d’« arraisonnement », un acte de l’homme agressant la nature pour lui prendre ses richesses : il détourne le fleuve de sa vocation naturelle. À l’inverse, le pont contourne le court fluvial par le haut afin de ne pas stopper son flux. L’ingénieur et l’homme d’affaires voient le paysage du Rhin, non en lui-même, tel qu’il est, mais sous l’angle de l’usage qu’on pourrait en avoir, de son exploitation et donc selon une certaine perspective technique qui détermine le rapport de l’Homme au monde. Cette perspective dénature le réel : l’ingénieur considère le flux de l’eau en termes de volume et de pression. L’homme d’affaires pense aux bénéfices commerciaux d’une entreprise de navigation promenant des touristes là où ils ne pourraient pas aller par leurs propres moyens.
Technique et responsabilité
Technique et responsabilité
La réflexion sur les limites concrètes que nous devons fixer à notre envie de toute-puissance technologique a été initiée notamment par Hans Jonas dans son livre Le Principe responsabilité.
Hans Jonas (1903- 1993) est un philosophe allemand, élève de Heidegger, spécialiste notamment d’éthique de la technologie ; il a pensé les problèmes environnementaux liés à l’usage de cette dernière.
Dans Le Principe responsabilité, Hans Jonas part d’une question plutôt inédite : « pourquoi l’humanité doit exister ? ». En effet, d’un côté, que nous existions est à la fois un fait et un désir. Pourtant, d’un autre côté, nos comportements pourraient laisser croire que la puissance technologique que nous avons sur le monde, la nature et nous-mêmes entraîne des comportements destructeurs et autodestructeurs. Indirectement, nous avons produit les moyens de la fin de l’humanité. Dès lors, si la question de la technique ne devient pas une question éthique, nous risquons de courir à notre propre perte.
L’être humain doit exister dans la mesure où il possède une valeur absolue au même titre que tout être biologique. Il s’agit par conséquent de protéger notre propre espèce en suspendant l’usage des technologies qui comportent un risque de nous détruire ou de nous altérer. Jonas propose la méthode suivante : si plusieurs conséquences nuisibles sont possibles eu égard à l’utilisation d’une technologie, alors il faut prendre des décisions selon l’hypothèse du pire scénario.
Pour Jonas, l’éthique traditionnelle est celle de l’homme actuel, vivant en « cités », c’est-à-dire en pôles autonomes possédant une morale propre. Mais le développement et l’impact de la technologie donne une humanité mondialisée qui a besoin d’une morale non seulement universelle mais également intemporelle, c’est-à-dire qui tienne compte des humains de demain. L’éthique ne peut plus garder la perspective de l’époque présente et de l’intérêt personnel ou d’un groupe. Elle doit se projeter sur l’avenir collectif, l’espèce humaine de demain dont le droit de vivre est le même que le nôtre. Pour cette raison, Jonas reprend à titre critique l’un des principes de la morale de Kant (son « impératif catégorique »), qui est nécessaire mais non suffisant puisqu’il ne semblerait ne porter que sur l’être humain contemporain : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle ».
« Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : “Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre” ; ou pour l’exprimer négativement : “Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie” ; ou simplement : “Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre” ; ou encore, formulé de nouveau positivement : “inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir”…
Le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de l’humanité ; et qu’Achille avait certes le droit de choisir pour lui-même une vie brève, faite d’exploits glorieux, plutôt qu’une longue vie de sécurité sans gloire (sous la présupposition tacite qu’il y aurait une postérité qui saura raconter ses exploits), mais nous n’avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à cause de l’être de la génération actuelle et que nous n’avons même pas le droit de le risquer…
Il est manifeste que le nouvel impératif s’adresse beaucoup plus à la politique publique qu’à la conduite privée, cette dernière n’étant pas la dimension causale à laquelle il peut s’appliquer. L’impératif catégorique de Kant s’adressait à l’individu et son critère était instantané. Il exhortait chacun d’entre nous à considérer ce qui se passerait si la maxime de son acte présent devenait le principe d’une législation universelle ou s’il l’était déjà à l’instant même : la cohérence ou l’incohérence d’une telle universalisation hypothétique devient la pierre de touche de mon choix privé. Mais qu’il pusse y avoir une quelconque vraisemblance que mon choix privé devienne une loi générale ou qu’il puisse seulement contribuer à une telle généralisation, n’était pas une partie intégrante du raisonnement. En effet, les conséquences réelles ne sont nullement envisagées et le principe n’est pas celui de la responsabilité objective mais celui de la constitution subjective de mon autodétermination. Le nouvel impératif invoque une autre cohérence : non celle de l’acte en accord avec lui-même, mais celle de ses effets ultimes en accord avec la survie de l’activité humaine dans l’avenir. Et “l’universalisation” qu’il envisage n’est nullement hypothétique – ce n’est pas un simple transfert du moi individuel, un tous imaginaire, sans connexion causale avec lui (“si tout le monde en faisait autant”). »
Hans Jonas, Le Principe responsabilité, 1979.
Considérer la technique humaine sous l’angle d’une balance bénéfices/risques nous amène à poser de nouveaux critères de l’action morale. La notion de « développement durable » est, dans ce texte, philosophiquement initiée par la formule : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. »
- Autrement dit, nous pouvons certes développer des moyens techniques pour satisfaire nos besoins aujourd’hui, mais sous réserve de ne pas mettre en cause l’avenir de ce droit, dont les générations futures doivent également jouir.
De là, deux autres notions sont établies : le principe de précaution et l’heuristique de la peur.
- Le premier recommande la suspension d’une découverte en cours s’il l’on n’est pas certains qu’elle n’entraînera pas d’effets nuisible, à moyen et long terme ; il faut alors poursuivre des recherches dans le but de mieux connaître les incidences de cette découverte.
- Le second recommande de considérer la peur comme le signe, l’indice d’une menace à considérer et à traiter.
Au fond, Jonas est-il hostile à tout progrès technique ? Non, à condition que le progrès de la technique soit le premier outil contre les méfaits de la technique. La technique doit progresser pour trouver des remèdes à ses propres désastres.
La convivialité de la technologie
La convivialité de la technologie
Cependant, pourrions-nous désormais nous passer de technologie ? Certes non. La question n’est-elle pas, dans ces conditions, celle de son acceptabilité ? Qu’est-ce qu’une technique acceptable ? En ce sens, le penseur Ivan Illich a dégagé un nouveau concept applicable à la technologie : la convivialité.
Ivan Illich (1926-2002) est un penseur autrichien de l’écologie politique, figure majeure de la critique de la société industrielle.
Bon nombre d’idées d’Ivan Illich découlent d’une méthode dite « peirastique », qui consiste à critiquer une thèse adversaire en partant d’un de ses postulats pour montrer que ses effets sont contraires à ce postulat. S’étant penché sur la question des transports, la stratégie argumentative d’Illich ne consiste pas à mettre en cause le postulat de départ (il faudrait aller le plus vite possible pour être le plus efficace, et donc améliorer les moyens de transports), mais à prouver la contradiction existante entre les effets visés et les effets atteints.
Ivan Illich, 2018, ©Adrift Animal CC BY-SA 4.0
Illich démontre ainsi que la voiture va en réalité plus lentement que la bicyclette.
La notion de « vitesse généralisée » désigne notre vitesse calculée en considérant les facteurs inhérents à l’automobile : le temps passé à conduire, le temps passé à travailler pour payer sa voiture, l’essence, l’assurance, les réparations, l’entretien, etc. La vitesse du véhicule est alors en moyenne de 6 km/h. Une fois les calculs faits, on se rend compte qu’il vaut mieux marcher.
En fait, même la conclusion d’Illich (il vaut mieux se déplacer à bicyclette et réadapter nos vies à ce moyen de locomotion) découle du postulat adverse (il faut aller plus vite).
En tant que penseur de l’écologie politique, Illich critique l’industrie automobile et les systèmes qui en découlent. Selon lui, la recherche de rapidité exponentielle des infrastructures et moyens de transports motorisés est non seulement illusoire, mais également aliénante (certains ne peuvent se passer de cette sensation de vitesse, quand bien même elle serait factice).
- Finalement, avons-nous besoin d’une voiture pour aller au travail ou avons-nous besoin d’un travail pour acheter une voiture ? Pour Illich, il est préférable de trouver un travail auquel on peut se rendre à pied. Il ne préconise donc pas un simple changement de comportement mais un changement de vie radical.
Selon Illich, l’industrie en général est marquée du sceau de la contre-productivité : à partir d’un certain seuil, d’une échelle trop grande et dans une situation de monopole, la vitesse nuit à la vitesse, le médicament et la médecine nuisent à la santé à cause des effets indésirables de l’un et des effets iatrogènes (lorsque le traitement déclenche de nouveaux symptômes) de l’autre, l’école n’apprend rien (et même abrutit) et les moyens de communication ne font plus passer aucun message audible.
L’idée est développée dans cet extrait :
« Je distingue deux sortes d’outils : ceux qui permettent à tout homme, plus ou moins quand il veut, de satisfaire les besoins qu’il éprouve, et ceux qui créent des besoins qu’eux seuls peuvent satisfaire. Le livre appartient à la première catégorie : qui veut lire le peut, n’importe où, quand il veut. L’automobile, par contre, crée un besoin (se déplacer rapidement) qu’elle seule peut satisfaire : elle appartient à la deuxième catégorie. De plus, pour l’utiliser, il faut une route, de l’essence, de l’argent, il faut une conquête de centaines de mètres d’espaces. Le besoin initial multiplie à l’infini les besoins secondaires. N’importe quel outil (y compris la médecine et l’école institutionnalisées) peut croître en efficacité jusqu’à franchir certains seuils au-delà desquels il détruit inévitablement toute possibilité de survie. Un outil peut croître jusqu’à priver les hommes d’une capacité naturelle. Dans ce cas il exerce un monopole naturel ; Los Angeles est construit autour de la voiture, ce qui rend impraticable la marche à pied.
Une société peut devenir si complexe que ses techniciens doivent passer plus de temps à étudier et se recycler qu’à exercer leur métier. J’appelle cela la surprogrammation. Enfin, plus on veut produire efficacement, plus il est nécessaire d’administrer de grands ensembles dans lesquels de moins en moins de personnes ont la possibilité de s’exprimer, de décider de la route à suivre. J’appelle cela polarisation par l’outil. Ainsi chaque outil, au-delà du seuil de tolérabilité, détruit le milieu physique par les pollutions, le milieu social par le monopole radical, le milieu psychologique par la surprogrammation et la polarisation par l’outil. Aujourd’hui l’homme est constamment modifié par son milieu alors qu’il devrait agir sur lui. L’outil industriel lui dénie ce pouvoir. À chacun de découvrir la puissance du renoncement, le véritable sens de la non-violence. »
Ivan Illich, La Convivialité, 1973.
Dès lors, Illich propose cette alternative de la « convivialité », c’est-à-dire un retour à des outils conviviaux, par opposition aux machines. L’outil – un couteau par exemple – permet plusieurs types d’usage et une expression libre de l’utilisateur. À l’inverse, l’homme devient servile devant la machine – par exemple un ordinateur – surtout si celui-ci n’est conçu que pour une seule tâche – une machine dans une industrie par exemple. Illich définit ainsi la « société conviviale » :
« une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. »
Conclusion :
Tout progrès a ses revers. Ce principe est particulièrement vrai aujourd’hui. En effet, les nouveaux pouvoirs offerts par la technique produisent de nouvelles contraintes et de nouvelles dépendances, notamment à l’informatique et aux outils du numérique. De plus, les richesses financières et matérielles que ces progrès apportent ne sont pas partagées. Par exemple, les enfants du Congo qui extraient le coltan qui compose les smartphones sont exploités et, bien entendu, n’ont pas de smartphones. Enfin, le progrès est un facteur de déséquilibre majeur, au sein de nos sociétés, entre les pays et pour l’environnement.