S’imposer par la parole

Introduction :

L’exercice du pouvoir et de l’autorité de la parole sert principalement à imposer sa volonté. Cela signifie que, dans un cadre civilisé dans lequel on évite d’utiliser la violence physique, la parole est le moyen privilégié pour imposer son autorité aux autres. Il arrive aussi que la parole et le dialogue, devenus inutiles, laissent la place à la force, par exemple en cas de guerre contre une nation étrangère ou d’utilisation de la force publique pour lutter contre des attaques terroristes mettant la société en danger. Mais ces cas sont considérés comme exceptionnels, la parole reste le plus souvent le moyen par lequel je m’impose aux autres, je délivre mon message tout en montrant ma conviction. Convaincre, c’est aussi être convaincu soi-même.

C’est la question de la parole sociale qui est donc ici en jeu. Parler n’est pas qu’un simple acte de communication, mais aussi un acte de prise de pouvoir par lequel je vais pouvoir exprimer mon autorité et mon leadership, c’est-à-dire démontrer, dans un groupe, ma capacité et ma position de leader, de meneur charismatique.

D’où la problématique de ce cours : comment s’imposer par la parole pour prendre la tête d’un groupe ? Comment en imposer par la parole sans que cette parole ne soit une forme socialisée de violence ?

La parole comme forme détournée de la force physique

Afin de repérer la parole comme forme détournée de la violence, instrument voire prétexte du pouvoir physique, prenons un premier exemple : le dialogue de la fable antique « Le loup et l’agneau » d’Ésope (que La Fontaine a repris par la suite).

Buste d’Ésope, photo ©shako CC-BY-SA 2.5 Buste d’Ésope, photo ©shako CC BY-SA 2.5

Ésope (- 620 à - 564 environ) est un écrivain et mythographe grec, inventeur supposé du genre de la fable, bref récit en prose, très probablement créé et transmis de façon orale.

« Un loup, voyant un agneau qui buvait à une rivière, voulut alléguer un prétexte spécieux pour le dévorer. C’est pourquoi, bien qu’il fût lui-même en amont, il l’accusa de troubler l’eau et de l’empêcher de boire. L’agneau répondit qu’il ne buvait que du bout des lèvres, et que d’ailleurs, étant à l’aval, il ne pouvait troubler l’eau à l’amont. Le loup, ayant manqué son effet, reprit : “Mais l’an passé tu as insulté mon père. – Je n’étais pas même né à cette époque” répondit l’agneau. Alors le loup reprit : “Quelle que soit ta facilité à te justifier, je ne t’en mangerai pas moins.”
Cette fable montre qu’auprès des gens décidés à faire le mal la plus juste défense reste sans effet. »

Ésope, Fables.

Avec le loup, on ne peut pas discuter : il veut avoir raison.

  • En quoi la parole, ici, est-elle le jeu d’un dominant qui, de toute façon, aura raison du dominé ?
  • Quels sont les caractères de la parole et du dialogue quand ils ne sont que le prétexte pour justifier de façon illégitime l’exercice de la violence ?
  • Le dernier qui a parlé a raison. Le dominant a le dernier mot.
  • La dialectique de la parole (l’ordre normalement logique des arguments) est décousue : le loup passe « du coq à l’âne », d’un argument à un autre qui n’a rien à voir avec le précédent. Il faut impérativement qu’il avance un nouvel argument si l’agneau énonce une réponse.
  • La raison du plus fort est une manifestation du droit du plus fort, qui se donne raison lui-même. Elle repose moins sur le contenu de ses paroles que sur sa capacité à faire usage de la force physique.

Le dominant est évidemment agacé par la répartie et la bonne foi, toute timide soit-elle, du dominé, ce qui lui donne une motivation de plus pour s’imposer.

Dans sa reprise de la fable d’Ésope, La Fontaine commencera la sienne par la morale :

« La raison du plus fort est toujours la meilleure ».

Le droit du plus fort pourrait se passer de la parole pour s’imposer. Alors pourquoi discuter ? Pourquoi ne pas manger l’agneau immédiatement ? Pourquoi, si La Fontaine dit que le loup dévore l’agneau « sans autre forme de procès », y a-t-il préalablement un procès, une occasion donnée à l’agneau de se défendre par des arguments fondés ? Parce que l’acte sauvage du loup doit pouvoir quand même se justifier intellectuellement. Il faut que le loup ait raison en trouvant des arguments, même les plus infondés et relevant de la mauvaise foi. C’est sa manière d’inscrire son acte brutal dans un comportement apparemment civilisé et de justifier – par une rationalisation tronquée du discours, une parodie d’argumentation dialectique – l’exercice de son droit du plus fort.

  • La parole apparaît donc ici comme forme de sublimation de la violence, mais qui sert à la légitimer, non à l’éviter.

La parole est aussi le moyen par lequel le « petit chef » impose sa domination hiérarchique. Kant, dans son opuscule Qu’est-ce que les Lumières ?, donne quelque exemples de la parole comme injonction permettant d’imposer son pouvoir social – militaire, administratif ou dans le cadre d’une communauté religieuse. La raison et la parole se trouvent du côté du commandement, le subordonné doit se taire et obéir aux ordres sans réfléchir. On lui demande de cesser d’utiliser son libre arbitre et sa raison :

« Mais j'entends crier de tous côtés : “Ne raisonnez pas !”. Le militaire dit : “Ne raisonnez pas, faites vos exercices !”. Le percepteur : “Ne raisonnez pas, payez !”. Le prêtre : “Ne raisonnez pas, croyez !”. »

L’autorité de la parole politique comme contrat

Voyons maintenant des paroles véritablement talentueuses et charismatiques, où le langage n’est pas un prétexte qui justifie un pouvoir physique ou administratif exercé à des fins égoïstes, mais à l’inverse un moyen mis en œuvre pour l’intérêt général.

La parole politique, quand elle est de bonne foi, permet d’imposer ce qui semble souhaitable dans la vie de la Cité.

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À retenir

La diplomatie, comme outil de la politique internationale destiné à éviter les conflits, met l’autorité de la parole au service de la paix, quand celle-ci est préférable à la guerre.

C’est en ce sens que Dominique de Villepin, dans un discours célèbre, s’est prononcé contre l’engagement de la France dans la guerre en Iraq devant les membres et le président de l’organisation des Nations unies (ONU), le 14 février 2003. Le gouvernement américain de l’époque était convaincu que l’Iraq possédait l’arme nucléaire, justifiant ainsi la nécessité de cette guerre.

Dominique de Villepin (né en 1953) est un homme politique, ministre des Affaires étrangères de 2002 à 2004, diplomate, écrivain et avocat.

Dominique de Villepin en 2010, photo ©Marie-Lan Nguyen CC-BY 2.5 Dominique de Villepin en 2010, photo ©Marie-Lan Nguyen CC BY 2.5

« En quoi la nature et l'ampleur de la menace justifient-elles le recours immédiat à la force ? Comment faire en sorte que les risques considérables d'une telle intervention puissent être réellement maîtrisés ?

En tout état de cause, dans une telle éventualité, c'est bien l'unité de la communauté internationale qui serait la garantie de son efficacité. De même, ce sont bien les Nations unies qui resteront demain, quoi qu'il arrive, au cœur de la paix à construire.

Monsieur le président, à ceux qui se demandent avec angoisse quand et comment nous allons céder à la guerre, je voudrais dire que rien, à aucun moment, au sein de ce Conseil de sécurité, ne sera le fait de la précipitation, de l'incompréhension, de la suspicion ou de la peur.

Dans ce temple des Nations unies, nous sommes les gardiens d'un idéal, nous sommes les gardiens d'une conscience. La lourde responsabilité et l'immense honneur qui sont les nôtres doivent nous conduire à donner la priorité au désarmement dans la paix.

Et c'est un vieux pays, la France, d'un vieux continent comme le mien, l'Europe, qui vous le dit aujourd'hui, qui a connu les guerres, l'occupation, la barbarie. Un pays qui n'oublie pas et qui sait tout ce qu'il doit aux combattants de la liberté venus d'Amérique et d'ailleurs. Et qui pourtant n'a cessé de se tenir debout face à l'Histoire et devant les hommes. Fidèle à ses valeurs, il veut agir résolument avec tous les membres de la communauté internationale. Il croit en notre capacité à construire ensemble un monde meilleur. »

L’autorité de la parole diplomatique tient ici dans plusieurs aspects.

Dans la forme, le discours de Dominique de Villepin, selon les règles de la rhétorique antique, est de type délibératif. Il relève de l’exhortation (faire la paix) ou la dissuasion (éviter la guerre).

Il utilise le logos plutôt que le pathos – qui serait déplacé en la circonstance. L’argumentation repose sur la notion de sang-froid et l’idée qu’il faut se diriger par la raison (troisième paragraphe du discours) : entrer en guerre avec beaucoup d’incertitudes produirait un mal pire que de ne pas intervenir. De plus, c’est la paix qui lie les Nations entre elles, non la guerre. La France ne rejette pas la possibilité d’une guerre, mais souhaite que celle-ci se justifie réellement plutôt qu’elle soit déclenchée au nom d’une simple éventualité non prouvée (la possession par l’Iraq de l’arme nucléaire).

Il utilise également l’éthos en rappelant l’Histoire : que la France doivent beaucoup aux États-Unis (allusion notamment au débarquement de 1944) ne justifie pas une attitude d’allégeance ; le but de toute aide internationale est de contribuer à redonner leur indépendance aux pays dominés.

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À retenir

En philosophie politique, la notion d’accord entre citoyens se fonde sur l’autorité d’une parole implicite, à laquelle normalement tous adhèrent. Cet accord revoie à la notion de contrat social.

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Définition

Contrat social :

Engagement, se traduisant par un ensemble de règles, en vertu duquel les citoyens quittent l’état de nature (état théorique précédant l’organisation de la vie humaine en sociétés) et vivent ensemble, dans l’ordre social et la sécurité, ainsi que la liberté partagée, garantie et encadrée par les lois.

  • Si je choisis de vivre dans une démocratie, j’accepte alors automatiquement, sans qu’il soit nécessaire de le jurer explicitement, d’en respecter les lois.

Il y a contrat mais son caractère tacite – car ne correspondant à aucune réalité historique – a amené des philosophes à le formuler clairement afin d’en faire une véritable parole collective. Par exemple, Rousseau, dans son Contrat Social, énonce, en l’imaginant, ce contrat :

« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout. »

Rousseau, Contrat Social, livre I, ch. VI « Du pacte social ».

Quelle est cette parole dont Rousseau pense qu’elle doit constituer comme une promesse que nous faisons dès lors que nous vivons protégés par les lois d’un pays et que nous y jouissons d’une liberté civile ?
Cette parole énonce l’échange que nous faisons quand, renonçant tous et en même temps à une liberté naturelle de faire ce que nous voulons sans contrainte, nous obtenons à la place la garantie d’une liberté encadrée civilement. Le contrat dit aussi que ma participation à la « volonté générale » (ce que tout le monde veut : la liberté et la sécurité) rend possible la réalisation de la volonté générale et permet aussi d’en jouir.

Le contrat social d’une démocratie est le pilier de la parole publique qui s’exprime aujourd’hui par des délibérations (votes, référendum, consultations), d’éventuels consensus (issus de négociations entre le pouvoir politique et les porteurs de revendications, ou encore entre patronat et syndicats) et des participations citoyennes (la démocratie participative pax exemple), pratiques censées porter la légitimité politique des démocraties délibératives.

« Encourager ses troupes »

Les outils de la parole politique sont nombreux. Encore faut-il que la parole politique réussisse à mobiliser et motiver les citoyens autour d’une cause générale. Encore faut-il aussi que, dans sa propre nation, dans son propre camp ou dans sa propre équipe, le leader fasse l’unanimité et convainc ses concitoyens ou ses partenaires du bien fondé de la cause qu’il porte. « C’est notre projet » dit une phrase célèbre et récente, sur un ton enthousiaste, afin de rassembler. Ou encore, dans une fameuse chanson des Beatles qui est la parodie d’un discours électoraliste, Lennon chante « Come together, right now, over me » (« Tous ensemble, venez à moi, maintenant »).

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À retenir

On peut encourager ses troupes et imposer sa propre motivation dans plusieurs domaines, comme la politique et la défense, ou encore le sport.

On dit souvent qu’un leader est là pour mobiliser l’attention et la capacité d’action du public. Démosthène a eu l’occasion de tenir ce rôle pour les Athéniens. La Première Philippique est une harangue contre son adversaire historique, Philippe II de Macédoine. Ce dernier menace la paix des Grecs mais les Athéniens, passifs, ne semblent pas s’en rendre compte. L’extrait suivant reprend un discours qui exhorte les Athéniens à prendre enfin conscience du danger que représente Philippe II et à réagir. Démosthène impose par la parole sa volonté de rallier les citoyens à sa détermination.

Alt texte Buste de Démosthène, musée du Vatican, photo ©Marie-Lan Nguyen CC BY 2.5

Démosthène (- 384 à - 322) est un homme d'État athénien. Il avait des problèmes d'élocution (on le surnommait « le bègue ») et s’entraînait à parler avec des cailloux dans la bouche pour corriger ce défaut. Cela ne l’a pas empêché d’être l’un des plus grands orateurs de la Grèce antique.

« Quand donc vous porterez-vous à votre devoir ? Attendez-vous quelque événement ? Voulez-vous que la nécessité vous y force ? Mais, Athéniens, quelle autre idée vous faites-vous de ce qui se passe ? Pour des hommes libres, je ne connais point de plus pressante nécessité, que celle d'effacer l'ignominie, dont eux-mêmes ils se sont couverts. Tout ce que vous avez à faire, est-ce, dites-moi, de vous demander l'un a l'autre, en vous promenant sur une place publique : Qu'y a-t-il de nouveau ? Hé qu'y aurait-il de plus nouveau, que de voir qu'un macédonien subjugue les Athéniens, et fait la loi à toute la Grèce. Philippe est-il mort ? Non, mais il est malade. Hé ! qu'il meure ; ou qu'il vive, que vous importe ? Quand vous ne l'auriez plus, bientôt, Athéniens, vous vous seriez fait un autre Philippe, si vous ne changiez pas de conduite. Car il est devenu ce qu'il est, non pas tant par ses propres forces, que par votre négligence. »

Démosthène, Première Philippique, trad. de l’abbé d’Olivet, www.remacle.org

L’exhortation de Démosthène peut être mise en perspective avec une autre exhortation, d’une époque et d’un registre très différents : la demande vigoureuse d’Aimé Jacquet faite aux joueurs de l’équipe de France de football, durant la mi-temps de la demi-finale contre la Croatie lors de la Coupe du monde de 1998.

Il est intéressant de voir comment les deux hommes (Démosthène et Aimé Jacquet), au-delà d’un style que chacun adapte aux circonstances, construisent leur propos sur une même base oratoire : l’intention de piquer la fierté d’hommes qui subissent les événements plus qu’ils ne les prennent en main.

Techniquement, durant la première mi-temps du match, les joueurs français manquaient de combativité ainsi que de compacité et de coordination, ce qui laissait aux croates des champs libres. Aimé Jacquet intervient vigoureusement pour améliorer la stratégie et la motivation sur le terrain. Le discours sera efficace puisque, malgré un but encaissé dès la reprise, la France gagnera 2 à 1, se qualifiant en finale. Le sélectionneur-orateur aura su « trouver les mots », comme on dit, et aussi le ton juste.

Alt texte Aimé Jacquet en 1970

« Y’a pas trente-six solutions, les gars, ou on remonte tous ou on recule tous ! […] Autrement on va bouffer de l’air à tout-va ! […] Il faut se mettre d’accord ! […] Quand on a le ballon on monte à deux à l’heure ! Aucune chance ! Mais aucune chance, les gars ! On est en train de bouffer toutes nos chances ! C’est pas difficile ! Alors, ou on réagit et on y va parce qu’il y a une finale au bout, ou vous laissez tomber. Et vous attendez. Et vous attendez qu’on jette la pièce en l’air. Y’a personne qui bouge ! Personne ne réagit ! […] Vous avez peur de quoi ?! Vous avez peur de qui ?! Peur ? Vous allez perdre, les gars, je vous le dis, vous allez perdre. »

Le discours d’Aimé Jacquet permet ici de répondre à la question : quelle est l’autorité et l’efficacité de la parole d’un leader, d’un coach ? Cette autorité repose ici sur deux principes :

  • la compétence sportive et technique,
  • et la compétence oratoire.

L’un ne va pas sans l’autre : un pur art oratoire, sans qualification ni expérience de la pratique dont on parle, n’est pas crédible aux yeux de ceux qui écoutent. Mais la pure connaissance technique de la pratique dont on parle, sans une maîtrise et sans un charisme de la parole, ne permettra pas d’être convaincant, de « faire passer le message ».

Conclusion :

Pour s’imposer par la parole, il faut non seulement savoir parler, mais aussi savoir de quoi l’on parle. Cette règle va à l’encontre ce que les sophistes grecs prétendaient : pouvoir maîtriser un art oratoire général, une technique de la parole applicable à n’importe quel thème, dans n’importe quelle circonstance, de sorte que l’on puisse convaincre sur tous les sujets qui se présentent, y compris ceux sur lesquels on ne connaît rien. Donner l’impression qu’on possède une connaissance parce qu’on parle bien est hypocrite et sera toujours temporaire, puisque le manque de contenu finira toujours pas être perceptible.
L’autorité de la parole est donc celle d’un communicant qui a une expérience du terrain sur lequel il se place : le ministre Dominique de Villepin a d’abord été diplomate et le sélectionneur Aimé Jacquet a d’abord été joueur de football. Peut-on imaginer un homme qui n’a jamais été militaire donner des conseil sur la guerre, même avec la meilleure des rhétorique ? Méfions-nous donc des marchands de discours.