Un exemple de comédie du XVIIIe siècle : Le Jeu de l'amour et du hasard, Marivaux
Introduction :
Marivaux est un auteur qui s’est essayé à différents genres littéraires, notamment le roman, le journalisme et le théâtre. C’est le théâtre qui le rendra célèbre. Le Jeu de l’amour et du hasard est sans doute l’œuvre la plus représentative du théâtre de Marivaux par sa virtuosité mais aussi par sa recherche de l’exactitude du sentiment humain. Dans cette pièce, présentée pour la première fois sur scène le 23 janvier 1730, l’auteur tente de montrer les sentiments sans artifices, au-delà des conventions et du jeu qu’impose la société.
Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, Dorante et Silvia doivent se marier. Cependant, ils ne veulent pas s’engager sans se connaître. À l’insu l’un de l’autre, ils prennent donc chacun l’identité de leur domestique, Bourguignon pour Dorante et Lisette pour Silvia. Sous leurs habits d’emprunt, les deux jeunes gens tombent amoureux l’un de l’autre, non sans en éprouver une certaine surprise.
L’extrait que nous allons étudier est issu de la scène 7 de l’acte I. Nous allons voir dans une première partie que l’amour entre les deux personnages est en apparence impossible. Puis, nous verrons que l’amour prend par surprise Dorante et Silvia. Enfin, nous nous intéresserons au fait que l’intrigue semble être suspendue durant cette scène.
Acte I, scène 7
Acte I, scène 7
Dans la scène 7 de l’acte I, Dorante et Silvia se retrouvent seuls. Leur intention première était de soutirer des informations à l’autre afin d’en savoir un peu plus sur la personne qu’ils doivent épouser. Ainsi Silvia, déguisée en Lisette, cherche à obtenir des renseignements sur Dorante auprès de celui qu’elle croit être son valet, Bourguignon :
« SILVIA :
Non, Bourguignon ; laissons là l’amour, et soyons bons amis.
DORANTE :
Rien que cela : ton petit traité n’est composé que de deux clauses impossibles.
SILVIA, à part :
Quel homme pour un valet ! (Haut.) Il faut pourtant qu’il s’exécute ; on m’a prédit que je
n’épouserai jamais qu’un homme de condition, et j’ai juré depuis de n’en écouter jamais d’autres.
DORANTE :
Parbleu, cela est plaisant, ce que tu as juré pour homme, je l’ai juré pour femme moi, j’ai fait serment de n’aimer sérieusement qu’une fille de condition.
SILVIA :
Ne t’écarte donc pas de ton projet.
DORANTE :
Je ne m’en écarte peut-être pas tant que nous le croyons, tu as l’air bien distingué, et l’on
est quelquefois fille de condition sans le savoir.
SILVIA :
Ah, ah, ah, je te remercierais de ton éloge si ma mère n’en faisait pas les frais.
DORANTE :
Eh bien venge-t’en sur la mienne si tu me trouves assez bonne mine pour cela.
SILVIA, à part :
Il le mériterait. (Haut.) Mais ce n’est pas là de quoi il est question ; trêve de badinage,
c’est un homme de condition qui m’est prédit pour époux, et je n’en rabattrai rien.
DORANTE :
Parbleu, si j’étais tel, la prédiction me menacerait, j’aurais peur de la vérifier ; je n’ai
point de foi à l’astrologie, mais j’en ai beaucoup à ton visage. »
Un amour impossible
Un amour impossible
Silvia croit que Dorante est un domestique et Dorante pense que Silvia est une servante. Ils savent qu’il leur est impossible de se marier avec quelqu’un issu d’un rang social inférieur. Pourtant, ils sont chacun sous le charme de l’autre.
À leur grande surprise, ils trouvent des qualités chez l’autre qu’ils ne s’attendaient pas à trouver.
Ils peinent à se concentrer sur le sujet qui les amenait au départ à se rencontrer.
Silvia se montre en apparence inflexible et fait preuve d’autorité face à Dorante.
Elle tente de recadrer le dialogue, lorsqu’elle dit : « Mais ce n’est pas là de quoi il est question ; trêve de badinage ». Elle utilise également l’impératif « ne t’écarte donc point de ton projet », afin d’arrêter Dorante qui dérive régulièrement vers un discours amoureux.
Pourtant, Dorante l’avoue, il doit se plier aux mêmes impératifs que Silvia : « j’ai fait serment de n’aimer sérieusement qu’une fille de condition ». Mais il détourne ce fait à son avantage et s’en sert pour se rapprocher de Silvia en se comparant à elle : « Parbleu, cela est plaisant, ce que tu as juré pour homme, je l’ai juré pour femme ».
Silvia répond à Dorante sur un mode injonctif en employant l’impératif : « Ne t’écarte donc pas de ton projet ».
Injonction :
C’est le fait de donner un ordre, des conseils ou de formuler une interdiction.
Lorsque Silvia dit : « Il faut pourtant qu’il s’exécute », elle réaffirme l’aspect inéluctable de son union avec quelqu’un de son rang social. En effet, l’emploi de l’expression injonctive « il faut » permet à Silvia de se montrer ferme. Enfin, l’emploi du futur de l’indicatif lorsque Silvia dit « je n’en rabattrai rien », dénote sa détermination, elle est catégorique.
Mais ne serait-ce qu’une posture ? En d’autres termes, Silvia ferait-elle semblant d’être sûre d’elle pour mieux cacher les sentiments qui l’assaillent et la troublent ?
La surprise de l’amour
La surprise de l’amour
Entre Silvia et Dorante, l’amour est normalement exclu puisqu’ils ne doivent épouser qu’une personne de leur classe sociale. Mais Dorante y revient sans cesse en faisant des compliments à Silvia comme lorsqu’il lui dit : « tu as l’air bien distingué ».
La confusion de Silvia est également visible car elle essaie de changer de sujet lorsqu’elle dit : « Mais ce n’est pas là de quoi il est question ; trêve de badinage… »
Ils sont tous deux surpris par les qualités de l’autre. En effet, Silvia est étonnée de constater la grande maîtrise de la parole et l’intelligence de Dorante. Dorante sait être charmant et utilise un langage soutenu. L’exclamation de Silvia « Quel homme pour un valet ! » reflète à la fois son étonnement de tomber ainsi sous le charme d’un valet, mais aussi son laisser-aller progressif à l’amour. Elle est conquise.
Silvia joue également le jeu de la séduction avec Dorante en répondant à ses compliments. Dorante lui, est étonné de la physionomie de Silvia, des traits de son visage mais aussi de la vivacité de son esprit. Il dit par exemple : « je n’ai point de foi à l’astrologie, mais j’en ai beaucoup à ton visage ».
- Cet extrait illustre bien ce que l’on appelle le marivaudage, puisqu’on est ici face à une scène de badinage amoureux.
Badinage :
Le badinage est le fait de tenir des propos légers, sans conséquence.
Les personnages se lancent dans une scène de séduction. Mais alors que l’on attendrait une avancée dans l’intrigue, on assiste à un piétinement.
Une intrigue sur pause
Une intrigue sur pause
Marivaux joue sur les mots. Dorante et Silvia sont comme happés par leur propre discours. Le flot de répliques s’enchaine mais empêche l’intrigue d’avancer. En effet, ils jouent sur les mots et sont englués dans ce discours amoureux dont ils ne parviennent pas à sortir, c’est plus fort qu’eux. On peut noter une foule de rebondissements d’une réplique à l’autre :
- par exemple « ton petit traité » est repris par Silvia et devient « il » dans la réplique suivante ;
- puis à la réplique de Silvia : « Ne t’écarte donc pas de ton projet », Dorante répond en écho : « Je ne m’en écarte peut-être pas tant… » ;
- ou encore, « ma mère » fait écho à « la mienne » dans la réplique de Dorante.
La rapidité du dialogue est renforcée par des répliques courtes. Cela donne un effet de fluidité, de spontanéité et de naturel au dialogue. On peut également observer des apartés.
Aparté :
C’est le fait, au théâtre, de prononcer des propos à part, en dehors du dialogue. Un aparté n’est entendu que par les spectateurs.
Cela permet de doubler le dialogue et de jouer sur l’être et le paraître. Silvia est totalement séduite par Dorante et c’est grâce aux apartés que nous l’apprenons. Le spectateur est le confident de Silvia. Mais elle prétend le contraire devant Dorante et garde son masque.
Le spectateur peut être amené à penser qu’ils sont décidément faits l’un pour l’autre. Il y a un effet de symétrie dans les répliques.
Si effectivement l’intrigue n’avance guère en apparence, Marivaux prouve ici sa dextérité.
Les amoureux sont centrés sur leur amour naissant et oublient tout le reste.
- Il s’agit donc d’une scène de rencontre amoureuse.
Conclusion :
Le Jeu de l’amour et du hasard reflète bien le théâtre du XVIIIe siècle, notamment par sa volonté de s’élever au-dessus de la farce.
Inspirés par les Lumières, les auteurs cherchent à mettre à nu l’être humain et à en décrypter les mécanismes.
Marivaux s’amuse avec ses personnages : il questionne l’ordre établi et joue avec les préjugés sociaux. S’appuyant sur des ressorts comiques classiques, il propose de jouer sur la subtilité des sentiments et du langage amoureux. Ainsi, entre tradition et modernité, il rend également hommage à la commedia dell’arte grâce au jeu des déguisements.