1968 : la remise en question des modèles
Introduction :
L’année 1968 est considérée comme emblématique pour la génération des baby-boomers (nés dans le pic de naissance de l’après Seconde Guerre mondiale). Elle marque en effet pour beaucoup d’entre eux non seulement le passage à l’âge adulte mais surtout un moment de remise en cause de la guerre froide dans de nombreux pays. En France, nous connaissons les évènements de Mai 68 (émeutes étudiantes paralysant le pays pendant des semaines), mais ils ne sont absolument pas un cas isolé et correspondent à une contestation mondiale contre les Blocs. Il apparaît ainsi que les superpuissances ne sont pas omnipotentes (toutes-puissantes) et font subir aux populations du monde entier leur conflit.
1968 est donc une année riche en évènements politiques de première importance. Les deux blocs sont ébranlés de l’intérieur par des mouvements contestataires dans de nombreux pays. Ces derniers ne connaissent pas des sorts similaires.
Ce cours, consacré à l’année 1968, est l’étude de cas d’une année charnière dans la guerre froide. Elle est à mettre en perspective avec les évènements traités dans ce chapitre.
Le Printemps de Prague, l’espoir brisé dans le Bloc de l’Est
Le Printemps de Prague, l’espoir brisé dans le Bloc de l’Est
En janvier, la République socialiste tchécoslovaque connaît un changement de direction politique avec l’accession au pouvoir d’Alexandre Dubcek. Il met en œuvre un programme de réformes destinées à assouplir le régime et desserrer l’emprise de l’État sur l’économie. S’il ne remet pas en cause le modèle communiste (ce qu’avaient tenté de faire les insurgés de Budapest en 1956), il déclare que la lutte des classes est terminée dans le pays et qu’est venu le temps d’un « socialisme à visage humain ». La presse est libérée et les frontières ouvertes dans un immense enthousiasme populaire. On parle ainsi du « Printemps de Prague ».
Cependant, quelques mois après le début des réformes, les dirigeants des Démocraties Populaires voisines poussent l’URSS à intervenir. Fin août 1968, les troupes du Pacte de Varsovie entrent en Tchécoslovaquie et mettent fin au Printemps de Prague par la « normalisation » du pays (retour à la situation pré-1968 au prix d’une sévère répression). À cette occasion est formulée la Doctrine Brejnev (dite aussi doctrine de la souveraineté limitée) selon laquelle les États communistes n’ont qu’une liberté limitée dans le choix de leur voie d’accès au socialisme, sous le contrôle étroit de l’URSS.
Photo prise durant l’invasion soviétique à Prague. Des habitants de la ville portent le drapeau national devant un char en feu
La répression du Printemps de Prague est, de manière générale, désapprouvée dans le reste du monde : les partis communistes d’Europe de l’Ouest rompent notamment avec l’URSS. En outre, dans le bloc de l’Est, on assiste à de nombreux suicides de protestation.
Aux États-Unis, une forte montée de la contestation pour une société juste
Aux États-Unis, une forte montée de la contestation pour une société juste
Aux États-Unis, la crise de Cuba fut le point culminant de la guerre froide. Le risque de conflit nucléaire, trop important, entraîne les deux grands vers la détente. Le « téléphone rouge » est d’abord mis en place entre Washington et Moscou, puis les essais nucléaires atmosphériques sont interdits (1963). Juillet 1968 amène finalement à la signature du traité de non-prolifération nucléaire signé par les États-Unis, le Royaume-Uni et l’URSS. La France et la Chine, qui contestent la puissance des deux Grands, ne le signent pas, pour conserver une puissance nucléaire.
- Voir cours 14, La guerre froide : Affrontements et crises politiques dans un monde bipolaire
L’échec au Vietnam
L’échec au Vietnam
Les États-Unis sont à ce moment engagés dans la guerre du Vietnam, qui dure de 1963 à 1975. Embourbés dans un conflit qu’ils ne parviennent pas à remporter, les États-Unis perdent des centaines de milliers de jeunes soldats, qui pour la plupart ont été obligés de partir se battre. En 1968, 550 000 soldats américains sont engagés dans le conflit. Les États-Unis engagent des moyens énormes pour stopper le Vietcong : bombardements, utilisation de bombes au napalm, etc.
Explosion d’une bombe au napalm au sud de Hanoï en 1965. ©U.S. Air Force
En février de la même année, éclate l’offensive du Têt : le Front national de libération attaque par surprise une centaine de villes, ainsi que des bases américaines, situées au sud du Vietnam. C’est un tournant décisif dans la guerre, car les États-Unis perdent un grand nombre de localités aux sud. Les pertes humaines, et l’impact psychologique de cette guerre voient apparaître de plus en plus de contestataires aux États-Unis.
Les protestations et manifestations contre la guerre et la conscription (service militaire) marquent durablement la jeune génération : la société américaine semble s’être mise à douter de son rôle de leader du monde libre.
Manifestation contre la guerre du Vietnam à Washington, le 21 octobre 1967. ©Frank Wolfe – CC BY-SA 2.0
Le combat pour la paix et l’égalité
Le combat pour la paix et l’égalité
De plus, la société américaine reste très fortement marquée par le racisme inhérent à la construction du pays. L’abolition de l’esclavage au siècle précédente est à l’origine de la guerre de Sécession (1861-1865). Ce conflit, qui a déchiré les États-Unis, a laissé place à une politique de ségrégation raciale dans le sud des États-Unis, qui écarte les Noirs et d’autres minorités du droit de vote, des meilleurs logements, des emplois stables… Dans les années 1950 et 1960, une importante mobilisation sociale autour de figures comme Martin Luther King, Rosa Parks ou Malcolm X permet d’obtenir la déségrégation et l’égalité des droits et du vote.
Martin Luther King, photographié en 1964. Figure importante de la défense des droits de l’Homme, il milite pacifiquement pour la reconnaissance des droits civiques de la communauté noire
Rosa Parks avec Martin Luther King en 1955. Célèbre pour avoir refusé de céder sa place à un passager blanc dans un bus, elle est une figure emblématique de la lutte contre la ségrégation raciale, pour laquelle elle sera active toute sa vie
Malcolm X en 1964, photographié par Marion S. Trikosko. Homme politique et défenseur des droits de l’homme, il milita pour la fin de la ségrégation raciale
Ce combat passe par des gestes symboliques comme aux Jeux Olympiques de Mexico en 1968, où les athlètes Tommie Smith et John Carlos (afro-américains médaillés d’or et de bronze au 200 mètres) lèvent le poing et baissent la tête lorsqu’est joué l’hymne américain, en signe de protestation contre le racisme. Les deux athlètes sont menacés et exclus de toute compétition à venir.
Les Américains Tommie Smith et John Carlos, avec l’Australien Peter Norman le 16 octobre 1968. Photographie par Angelo Cozzi
Quelques mois plus tôt, le 4 avril, Martin Luther King a été assassiné, déclenchant des émeutes à travers tout le pays et l’intervention de l’armée.
Le 5 juin 1968, Robert Kennedy est lui aussi assassiné. Procureur général de son frère John F. Kennedy (assassiné en 1963) et candidat à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle de 1968, son meurtre choque le pays. Le même mois, la police réprime dans la violence une manifestation pour la paix.
Une agitation mondiale de la jeunesse
Une agitation mondiale de la jeunesse
1968 : l’éveil de la jeunesse partout dans le monde
1968 : l’éveil de la jeunesse partout dans le monde
De façon générale, 1968 est une année d’agitation mondiale de la génération du baby-boom avec des émeutes étudiantes partout dans le monde, parfois rejointes par des grèves générales des ouvriers (surtout en France et en Italie).
Des ouvriers français devant leur usine en grève, 2 juin 1968 – CC BY-SA 3.0
Avant 1968, aux États-Unis, la jeunesse commence déjà à faire entendre sa voix de façon plus forte.
En effet, la jeunesse devient particulièrement active dans les manifestations contre le conflit au Vietnam, qui secouent le pays. Elle se mobilise également dans le cadre de la révolte contre la ségrégation raciale.
En 1968, cette agitation de la jeunesse se fait sentir dans de nombreux pays du monde.
En février de la même année, alors que le Printemps de Prague commence, les étudiants de Rome occupent l’université et y restent jusqu’en mai. La ville voit des affrontements entre policiers et étudiants. Des appels à la grève générale rencontrent un grand succès.
Manifestation étudiante devant la faculté des lettres de Rome, en février 1968
En mars, en Pologne, des manifestations d’étudiants contre le régime en place sont réprimées par la police communiste. Le gouvernement polonais en profite pour exclure les Juifs du Parti.
En avril, Tokyo et la RFA voient le déclenchement d’émeutes étudiantes, pendant que les manifestations éclatent aux États-Unis suite à l’assassinat de Martin Luther King.
En mai, des révoltes étudiantes commencent en France et au Sénégal. La France est paralysée par des grèves générales, et le gouvernement de De Gaulle est ébranlé.
En juin, ce sont des occupations d’université à Belgrade (Yougoslavie), les émeutes du Globus en Suisse et le Lundi de la Matraque au Québec.
Une manifestation étudiante à Belgrade en 1968 – CC BY-SA 3.0
En août, le Printemps de Prague est écrasé. Aux États-Unis, plusieurs révoltes et batailles avec la police ont lieu sur la question du racisme, de la guerre et du sexisme.
Enfin, le 2 octobre 1968, juste avant l’ouverture des Jeux Olympiques, la police massacre des centaines d’étudiants manifestants à Mexico (Massacre de Tlatelolco).
Une remise en cause de l’ordre mondial
Une remise en cause de l’ordre mondial
Les contestations de la jeunesse n’ont pas soudainement démarré en 1968. Il faut savoir qu’elles sont le résultat de plusieurs années de remises en cause de la société par une génération du baby-boom qui se sent souvent prisonnière de valeurs qui ne lui correspondent pas. L’ordre mondial, bloqué dans la bipolarité, est questionné.
Cette génération, peu écoutée par les gouvernements, se veut un nouvel acteur de la société.
La jeunesse de nombreux pays fait entendre sa voix en 1968, revendiquant des volontés parfois communes avec d’autres. On peut citer par exemple la guerre du Vietnam, qui voit des protestations éclater dans le monde entier (États-Unis, France, Allemagne, Japon, etc.). Par ailleurs, afin de se positionner sur l'échiquier social, la jeunesse se bâtit une forme d'identité. Cette identité certes multiforme se retrouve autour de l’idée d'une culture contestataire. Une culture commune se crée donc, via des personnalités qui représentent le changement, et une volonté d’éloignement de l’hégémonie des États-Unis et de l’URSS. On pourra notamment penser au mouvement hippie ou encore à la vague musicale du rock qui déferle sur le monde dans les années 1960-1970, portant avec eux des messages de paix mondiale et de changement de société.
L’ouverture du festival de Woodstock, en 1969
Conclusion :
1968 est une année où l’affirmation d’une nouvelle génération ébranle les États dans le monde entier, jusqu’au cœur des blocs et des superpuissances elles-mêmes. Ces tensions sont liées soit à de graves problèmes locaux (corruption, régime répressif, racisme, etc.) soit à la remise en cause de la bipolarité du monde. Les années 1960 ont tout de même vu une détente des relations entre les États-Unis et l’URSS. Les tensions reprendront dans les années 1970, mais la décennie suivante verra la fin du monde bipolaire avec l’effondrement de l’URSS.