Les voyages et la séduction de l'ailleurs dans la poésie
Introduction :
Suite aux grandes découvertes, les explorateurs ont rapporté des récits éveillant la curiosité des occidentaux. Un certain goût pour l’exotisme et les terres inconnues fait alors son apparition. Les poètes s’en inspirent, livrant ainsi leur désir d’ailleurs. Mais le thème du voyage dans l’écriture poétique peut également être l’occasion pour le poète d’exprimer ses émotions.
Afin d’observer les différentes facettes du voyage dans la poésie, nous nous pencherons tout d’abord sur l’aspect exotique du voyage à travers l’étude d’un poème de Baudelaire. Nous verrons ensuite que le poète, lorsqu’il accomplit son voyage, peut souffrir du mal du pays.
Rêve d’Orient
Rêve d’Orient
La colonisation française des pays de l’Afrique du Nord, d’une partie de l’Asie et des Antilles donne accès aux produits et aux histoires provenant de ces terres lointaines. Cela éveille la curiosité des Français, et l’Orient devient alors un sujet esthétique raffiné et exotique. Les voyages en mer comportant encore des risques, seuls les plus téméraires s’y aventurent. Nombre de poètes font des voyages et reviennent en France l’esprit remplit d’images inspirantes. Cela aboutit même à la création d’un courant littéraire : l’Orientalisme.
Orientalisme :
Courant littéraire du XIXe qui dépeint une vision de l’Orient entre rêve et réalité.
Baudelaire publie, dans la première section « Spleen et Idéal » de son recueil Les Fleurs du Mal, en 1857, le poème « Parfum exotique ». Celui-ci est consacré à sa maîtresse, Jeanne Duval, qui était haïtienne. Il y évoque la femme aimée : son parfum emporte le poète dans un voyage exotique.
« Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux d’un soleil monotone ;
Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.
Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encor tout fatigués par la vague marine,
Pendant que le parfum des verts tamariniers 1,
Qui circule dans l’air et m’enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers. »
1 Grands arbres exotiques.
Le poète, dans un moment d’intimité avec sa compagne, se laisse aller à rêver, emporté par le parfum de la femme aimée. Le vocabulaire des sensations est utilisé au travers de quatre des cinq sens :
- le sens visuel (la vue) avec les « yeux » et « je vois » ;
- le sens olfactif (l’odorat) avec « je respire l’odeur » et « le parfum » ;
- le sens gustatif (le goût) avec « les fruits » ;
- et le sens auditif (l’ouïe) avec le « chant des mariniers ».
- Cela apporte une dimension réaliste et sensuelle au poème.
Le rythme de ce poème est doux, et régulier, ce qui illustre la tranquillité de ce moment auprès de son amante. Le poète, bercé par la respiration calme et régulière de sa compagne, calque sur elle le rythme du poème.
La référence aux vagues rappelle également la respiration, le flux et le reflux de la mer s’apparentant à l’inspiration et l’expiration.
La douceur de l’instant est en outre illustrée par l’évocation de l’eau avec les termes « rivages » au vers 3 et l’« île » au vers 5. On trouve également au vers 11 la « vague marine ». Ce champ lexical de l’eau représente un fil conducteur de la rêverie, qui est complété par un champ lexical du voyage maritime avec les termes « port », « voiles » et « mâts » au vers 10 et « mariniers » au dernier vers.
Champ lexical :
C’est l’ensemble des mots et expressions qui se rapportent à un même thème. Ils ne sont pas forcément de la même famille ni de la même classe grammaticale.
L’exotisme est quant à lui présent à travers l’évocation de la chaleur, du soleil et de l’arbre exotique le « tamarinier ». On peut noter également la référence au climat tropical qui est faite à travers l’expression « charmants climats ».
Baudelaire livre donc une rêverie au fil de l’eau, bercé non par les vagues mais par les effluves du parfum exotique de son amante et de sa respiration. Le sentiment amoureux se transforme en voyage, et la femme inspire le poète qui rêve d’idéal.
La nostalgie du voyageur
La nostalgie du voyageur
Le voyageur, loin de chez lui, peut être amené à ressentir une certaine nostalgie de son sol natal. Son chez-lui devient alors l’objet du rêve, du désir d’ailleurs.
Le poète Joachim Du Bellay publie en 1558, dans Les Regrets, son célèbre sonnet « Heureux qui comme Ulysse ».
Sonnet :
Poème à forme fixe composé de deux quatrains (strophes de 4 vers), suivi de deux tercets (strophes de 3 vers), le plus souvent en alexandrins (vers de 12 syllabes).
Parti depuis quatre ans en voyage à Rome, il y exprime son désir de retrouver sa maison.
« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?
Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux 1,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :
Plus mon Loire gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la douceur angevine 2. »
1 Ancêtres.
2 D’Anjou ou d’Angers.
L’expression des sentiments du poète est marquée par les nombreuses occurrences du pronom personnel « je ». Il utilise donc un registre lyrique, qui est un registre caractérisé par l’expression des sentiments.
Du Bellay exprime en effet son mal-être et son incertitude à travers la longue question formulée au deuxième quatrain.
« Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ? »
L’emploi du futur de l’indicatif souligne un possible retour lointain, ce qui donne au poème une tonalité pathétique.
Pathétique :
La tonalité pathétique est employée dans un texte afin de faire ressentir de la pitié au lecteur.
L’image de son village est restée gravée dans l’esprit du poète, et son évocation forme un véritable tableau. Le lecteur peut s’imaginer le village de Du Bellay.
Afin de justifier d’un registre lyrique, il est nécessaire de relever les marqueurs de la première personne. Cela peut être les pronoms personnels « je », « moi », « me » ou les pronoms possessifs « mien », « mienne », ou encore les adjectifs possessifs « mon », « ma », « mes » ; mais aussi le champ lexical des sentiments du poète.
Le voyage est ici synonyme de souffrance, d’éloignement du lieu aimé.
- L’auteur exprime son mal du pays.
Ici, le poète attend impatiemment le voyage de retour. Il se compare aux grands voyageurs de l’Antiquité, Ulysse et Jason qui « conquit la toison ». Ces comparaisons sont faites non pas pour évoquer le voyage mais parce que le poète les envie puisqu’ils sont parvenus à rentrer chez eux.
Il s’agit donc d’un poème mélancolique, on le constate notamment avec l’interjection « hélas ! » au premier vers du deuxième quatrain.
Interjection :
Une interjection est une expression ou un mot formulé dans une phrase de type exclamatif qui sert à exprimer une émotion.
- Le poète partage sa tristesse.
On peut également noter un contraste entre le foyer natal et Rome.
Le poète exprime sa préférence pour son foyer natal au moyen du comparatif « plus…que ». Les images qualifiant Rome, telles que le « marbre dur », s’opposent à celles représentant le village natal de Du Bellay, comme « l’ardoise fine ». L’anaphore du comparatif « plus … que » dans les deux tercets souligne la préférence du poète et son désir ardent de retourner chez lui.
Comparatif :
C’est un moyen grammatical qui permet de formuler des comparaisons de trois sortes :
- comparatif d’égalité : autant…que / aussi…que / comme ;
- comparatif de supériorité : plus…que ;
- comparatif d’infériorité : moins…que.
Dans ces comparaisons, les adjectifs possessifs « mon » et « mes » s’opposent à la neutralité des déterminants.
- En effet, « mes aïeux » s’oppose à « des palais romains » ;
- « mon Loire » s’oppose à « le Tibre » ;
- « mon Liré » s’oppose à « le mont Palatin ».
Les adjectifs et noms se rapportant à la terre natale du poète sont teintés d’émotions. Il emploie ainsi l’adjectif « fine » pour qualifier l’ardoise de son pays. L’adjectif « petit » désigne quant à lui le village de Liré et recouvre deux sens : il qualifie la taille du village, mais peut aussi être compris comme une marque d’affection. Enfin, dans le dernier vers, le poète oppose à « l’air marin » la « douceur angevine ». Le mot « douceur » est un terme mélioratif et accentue la comparaison en faveur du village natal de Du Bellay.
Mélioratif :
Le vocabulaire mélioratif permet d’exprimer un sentiment positif à l’égard de quelque chose ou de quelqu’un. Au contraire, pour exprimer un sentiment négatif, on utilisera un vocabulaire péjoratif.
Conclusion :
Le voyage est un thème qui a son importance au sein de l’écriture poétique puisqu’il est source d’inspiration, mais aussi parce qu’il peut être le symbole même de la poésie. Ainsi, le poète voyageur se nourrit de ses expériences pour instiller dans sa poésie un souffle d’exotisme afin de faire rêver son lecteur ; mais il peut également se servir du thème du voyage comme support de ses émotions. Le poète peut aussi souffrir de l’éloignement et décrire sa mélancolie dans un poème lyrique. Quelles que soient ses souffrances, il lui reste toutefois la possibilité de s’échapper dans un voyage imaginaire dont seul le poète a le secret.