L'interprétation
Introduction :
Le verbe « interpréter » s’applique à une multitude de domaines. Quand nous ne sommes pas certains du sens véritable d’un texte, nous en faisons une interprétation. Quand nous voyons, dans le ciel, un nuage dont la forme évoque le profil d’un homme, nous interprétons la forme de ce nuage. Quand un musicien est devant la partition d’un morceau, il l’interprète. Quand un scientifique lit un ensemble de chiffres et de mesures, il interprète ces résultats.
Dans tous les cas, interpréter consiste à chercher le sens caché d’un objet culturel (un texte, un tableau, par exemple), d’un comportement humain ou encore d’un fait naturel ou social. Inter-préter, c’est prêter un sens à quelque chose de mystérieux, par une démarche qui consiste à établir un lien logique entre - inter – des éléments disparates appartenant à un même ensemble. Autrement dit, interpréter, c’est voir ce qui n’est pas visible, c’est-à-dire non pas les choses, mais le lien entre les choses.
Une réflexion sur l’interprétation relève de ce que l’on appelle l’herméneutique : l’art de lire, de comprendre et d’expliquer ce qui, dans la nature comme dans la culture, est énigmatique. D’où la question : comment interpréter ? Quelles sont les méthodes de l’herméneutique et existe-t-il une méthode préférable à une autre ? Interpréter consiste-t-il d’abord à chercher dans un ensemble disparate la clé de son explication et à réduire ensuite cet ensemble à un élément suspect, ou au contraire, à en trouver la logique et le sens général ?
Paul Ricœur, dans son ouvrage De l’interprétation, développe une partie nommée « Le conflit des interprétations », dans laquelle il oppose deux formes de l’interprétation. Nous verrons tout d’abord ce qu’il appelle l’« exercice du soupçon », puis la « récollection du sens ».
L’exercice du soupçon selon Ricœur
L’exercice du soupçon selon Ricœur
La philosophie de l’interprétation de Ricœur s’articule surtout autour de la notion de symbole. Qu’interprétons-nous, pour l’essentiel ? Des symboles.
Symbole :
Un symbole est une représentation – une image, un mot ou encore un objet – qui exprime quelque chose de différent de ce que montre le symbole en question.
Par exemple, la colombe est le symbole de la paix.
Étymologiquement, le mot « symbole » renvoie à l’idée de mettre ensemble, de joindre.
- Tout symbole est donc lien.
Mais tout symbole ne porte pas un sens immédiat. Dans son livre, Ricœur traite de la question du symbole dans la psychanalyse.
Psychanalyse :
Pratique développée notamment par Freud portant sur l’interprétation de notre inconscient, en particulier des rêves et des symptômes de la névrose.
Les rêves et les éléments des rêves sont, dans de nombreuses cultures et religions (le judaïsme par exemple) des symboles à interpréter. Ainsi, Freud n’invente pas à proprement parler l’interprétation des rêves mais il développe une nouvelle manière d’interpréter. Par exemple, pour lui, rêver que l’on s’engouffre dans un trou signifie que l’on désire inconsciemment retourner dans le ventre maternel, se protéger de la réalité extérieure.
- Pour Ricœur c’est donc une faiblesse, une frustration que la psychanalyse cherche à dévoiler dans son interprétation des symboles.
L’école du soupçon
Pour Ricœur, Freud fait partie de l’« école du soupçon » avec les philosophes Nietzsche et Marx, dont l’exercice est le suivant : « On réduit en expliquant par les causes (psychologiques, sociales, etc.), par la genèse (individuelles, historique, etc.), par la fonction (affective, idéologique, etc.) ». L’interprétation, dans ce cas, est une démarche dite « analytique », c’est-à-dire qui décompose, qui découpe, partie par partie, un ensemble mystérieux – par exemple un rêve –, jusqu’à en trouver la cause.
Ricœur reproche cependant à Freud, dans son interprétation de l’inconscient, de vouloir toujours tomber sur la même cause d’origine psychologique : une frustration de la pulsion sexuelle.
Dès lors, interpréter ne consisterait pas à découvrir un sens nouveau à quelque chose, mais toujours la même chose, qui est attendue, soupçonnée : une frustration ou un traumatisme pour les névroses. Ainsi, tout rêve que l’on interprète serait soupçonné de contenir une explication d’ordre sexuelle.
Interpréter ne consisterait plus, pour le sujet, à déchiffrer telle ou telle énigme sur le sens des choses mais à se décrypter lui-même, à déchiffrer son inconscient suspect.
Toute expression humaine serait donc un symptôme et, dès lors, douteuse.
Ce qui resterait à l’Homme comme part de conscience se réduirait à ce que le psychanalyste révèlerait à son patient en rendant manifeste, c’est-à-dire apparent, palpable, le sens caché de ses rêves et de ses comportements.
La récollection du sens selon Ricœur
La récollection du sens selon Ricœur
À cet « exercice du soupçon », Ricœur préfère donc une autre herméneutique : la « récollection du sens ». Cette interprétation des choses cherche leur signification plutôt que leur faille.
« Récollection » signifie qu’interpréter consiste à collecter les fragments éparpillés d’une chose pour les remettre ensemble, un peu comme les morceaux cassés d’un vase.
Par exemple, les écrits du philosophe Héraclite ont été retrouvés de façon incomplète et morcelée. La récollection du sens de sa pensée a consisté à réunir les fragments disponibles selon l’ordre le plus logique (comme les pièces d’un puzzle) et à déduire de façon cohérente les passages manquants.
Un peu comme pour la Vénus de Milo, dont on conçoit par dessin la position des bras manquants.
Ici, interpréter n’est pas creuser ou décomposer, mais reconstruire.
Ce qui est à l’œuvre ici c’est, pour citer Ricœur, une « Volonté neutre de décrire et non de réduire ». « Réduire » signifie ici « ramener à une dimension », comme on réduirait le comportement et l’action humaine à un ensemble de câblages neuronaux.
La récollection du sens selon Ricœur
La récollection du sens selon Ricœur permet une description du symbolisme religieux, des gestes symboliques et mystiques des rites du point de vue de l’être humain qui vit ce rite. Par exemple, un rituel religieux peut être décrit et interprété de l’extérieur comme un fait sociologique, c’est-à-dire relevant de la méthode sociologique consistant, par exemple, à décrire comment cette pratique, à la fois régulière et collective, s’impose, dans son fonctionnement, à des individus n’en ayant pas conscience. La question du sens profond de cet acte n’est pas posée. Il peut aussi, selon « l’exercice du soupçon », être vu comme signe d’une frustration liée au renoncement aux plaisirs de la chair. On parlerait alors d’une interprétation plus psychologique, c’est-à-dire orientée sur l’étude de la psyché individuelle ou collective.
Mais l’optique herméneutique de Ricœur cherche à voir ce qui donne à ce rite tout son sens. Il écrit :
« On décrit en dégageant la visée […] : le quelque chose visé, l’objet implicite dans le rite, dans le mythe ou dans la croyance ».
- Il s’agit d’une démarche non-analytique autour d’un élément majeur : le sacré.
La philosophie de Ricœur se présente comme une restauration du sens caché des événements humains : le rite visible démontre le sentiment invisible du sacré. Dans un rite, il y a des objets sacrés (une croix, un autel, par exemple) ou encore des comportements qu’il faut observer, comme le silence durant une messe, qui sont eux aussi sacrés. Ce silence, par exemple, est rempli de sens et de lien. Le sens en question est celui d’une communion avec le sacré, que Ricœur nomme « remplissement ». Le lien en question est le sentiment qui lie la personne au sacré ; c’est ce que Ricœur appelle la « participation » de l’Homme au sacré.
Pour Ricœur, le rapport de l’Homme a ce qui est interprété est de l’ordre de la synthèse, de l’union, et non de la rupture, de la domination, ou encore d’un regard froid et objectif comme pour une interprétation qui se voudrait scientifique.
Interpréter consiste, dans une option de « récollection du sens », à rester neutre sans être froid, quand le psychanalyste, qui pratique l’exercice du soupçon, est froid mais interprète avec un parti-pris.
Autre exemple : je peux éprouver une émotion devant un tableau, qui me livre son sens possible. Ma contemplation est ma participation à ce sens possible qui se révèle à moi. Pour autant, il n’aura pas été nécessaire de démonter l’œuvre ou de mener une enquête sur la vie de son auteur.
C’est en ce sens que Ricœur parle de l’interprétation comme « foi raisonnable ». « Raisonnable » car une rigueur interprétative est nécessaire ; et « foi » car il faut une confiance à l’égard du symbole : quelque chose y est supposé. Toute interprétation demande d’abord une intuition. Dès lors, la confiance s’oppose au soupçon.
Conclusion :
Ces deux formes de l’interprétation font naître deux comportements différents. Certaines personnes pensent que les choses portent un secret et qu’il est nécessaire de les analyser, les démonter, ou encore les « casser » pour découvrir leur sens. Par exemple, on creuse la terre pour y trouver un trésor. Mais d’autres personnes préfèrent retrouver les morceaux perdus des choses incomplètes, les rassembler, et découvrir leur sens dans leur unité reconstituée et intégrale.