La bataille d'Hernani ou la guerre des romantiques contre les classiques
Introduction :
C’est le 25 février 1830 que la pièce Hernani fut représentée pour la première fois au Théâtre-Français (ou Comédie-Française) à Paris. Le spectacle se joua au milieu d’un vacarme phénoménal et dut être interrompu 148 fois ! Partisans et adversaires de Hugo s’en donnèrent à cœur joie pour exprimer qui son admiration, qui sa désapprobation. Finalement, le camp des hugoliens l’emporta et la pièce fut plutôt un succès. C’est cette fameuse empoignade, relatée par des témoins directs dont Théophile Gautier, qu’on appelle la « bataille d’Hernani ». L’événement fut rapporté dans un mélange de vérité et de fiction propre à frapper les esprits et à en faire le moment fondateur du drame romantique, et plus généralement encore du mouvement romantique en France. Quoi qu’il en soit, il est certain que cette bataille marque une étape capitale dans la lutte entre les défenseurs d’une esthétique classique et les romantiques et témoigne du besoin de liberté ressenti par les artistes de la jeune génération. Mais le climat insurrectionnel dans lequel se déroula la création de la pièce était renforcé par une opposition politique entre les deux camps. Quelques mois plus tard, les 27, 28 et 29 juillet (journées appelées « les Trois Glorieuses ») éclata la deuxième révolution française après celle de 1789 ; elle instaura un nouveau régime : la monarchie de juillet.
Nous évoquerons dans un premier temps les faits tels qu’ils se déroulèrent le 25 février 1830 et le contexte littéraire dans lequel ils eurent lieu. Puis, nous étudierons les enjeux esthétiques et politiques de la bataille d’Hernani.
Les faits et leur contexte
Les faits et leur contexte
L’impact de la censure
L’impact de la censure
Au XIXe siècle, il existe une censure dont le rôle est de lire les œuvres littéraires avant leur publication ou leur création (pour le théâtre). Les censeurs peuvent soit autoriser l’œuvre, soit conditionner son autorisation à un certain nombre de corrections et de transformations, soit l’interdire purement et simplement.
En 1828, la censure des spectacles théâtraux est renforcée ; elle prend le nom de « commission chargée de l’examen des ouvrages dramatiques ». Parmi les cinq nouveaux censeurs se trouve un dénommé Brifaut. En 1829, le drame de Hugo, Marion Delorme, est censuré. En 1830, la censure juge Hernani de manière très sévère. Brifaut écrit au sujet de la pièce :
« Elle m’a semblé un tissu d’extravagance, auxquelles l’auteur s’efforce vainement de donner un caractère d’élévation, et qui ne sont que triviales et souvent grossières. Cette pièce abonde en inconvenances de toute nature. Le roi s’exprime souvent comme un bandit ; le bandit traite le roi comme un brigand. La fille d’un grand d’Espagne n’est qu’une dévergondée sans dignité ni pudeur, etc. Toutefois, malgré tant de vices capitaux, je suis d’avis qu’il n’y a aucun inconvénient à autoriser la représentation de cette pièce, mais qu’il est d’une bonne politique de n’en pas retrancher un mot. Il est bon que le public voie jusqu’à quel point d’égarement peut aller l’esprit humain, affranchi de toute règle et de toute bienséance. »
Brifaut, malgré son jugement très négatif, autorise donc la pièce.
- C’est parce qu’il est intimement convaincu qu’elle sera honnie de la critique. Il préfère donc laisser faire le public plutôt qu’intervenir lui-même.
Mais afin que l’échec de Victor Hugo soit encore plus retentissant, il fait circuler des extraits du texte avant la première. Les semaines qui précèdent la première d’Hernani voient ainsi naître des parodies de la pièce. Hugo l’apprend et s’en plaint dans une lettre où il accuse Brifaut d’avoir délibérément voulu faire tomber son œuvre. Le 24 février 1830, le Journal des débats rend compte du conflit entre les deux hommes. Les esprits étaient donc bien échauffés avant même la première représentation.
Le rôle des Jeunes-France
Le rôle des Jeunes-France
À une claque de professionnels, Hugo préfère sa propre « claque » constituée d’amis sûrs, partisans du romantisme : ce sont des jeunes gens réunis autour de Théophile Gautier et de Petrus Borel et qu’on appelle « les Jeunes-France ».
Claque :
On appelle « claque » des groupes de spectateurs engagés par un auteur de théâtre pour applaudir sur commande à des moments fixés à l’avance.
Arrivés devant le théâtre plusieurs heures avant le début du spectacle, ils passèrent le temps à manger et à boire. Leur comportement excessif avait pour but de choquer les bonnes gens. Leur tenue était elle aussi calculée pour produire le même effet : cheveux longs et vêtements de couleur très vive les distinguaient des autres spectateurs. Voici ce qu’en dit Théophile Gautier qui raconte cette soirée dans son Histoire du romantisme (chapitre X) :
« Cette soirée devait être, selon nous et avec raison, le plus grand événement du siècle, puisque c’était l’inauguration de la libre, jeune et nouvelle Pensée sur les débris des vieilles routines, et nous désirions la solenniser par quelque toilette d’apparat, quelque costume bizarre et splendide faisant honneur au maître, à l’école et à la pièce. Le rapin dominait encore chez nous le poète, et les intérêts de la couleur nous préoccupaient fort. Pour nous le monde se divisait en flamboyants et en grisâtres, les uns objets de notre amour, les autres de notre aversion. Nous voulions la vie, la lumière, le mouvement, l’audace de pensée et d’exécution… »
Albert Besnard, La première d’Hernani, 1830. On remarque en bas à gauche Théophile Gautier qui exhibe fièrement son gilet rouge.
La salle présentait donc un contraste frappant entre les tenants de la tradition, cheveux courts et costumes ternes et les « échevelés » flamboyants qui n’hésitèrent pas à empoigner leurs adversaires, comme le montre cette gravure de Jean-Jacques Grandville.
Jean-Jacques Grandville, Les Romains échevelés à la première d’Hernani, 1836
Le spectacle se déroula dans une ambiance surchauffée et un chahut généralisé préparé et provoqué par les admirateurs et les détracteurs de la pièce.
Finalement, la pièce, qui continua à se jouer les jours suivants, rencontra un certain succès : le scandale attira le public qui finit pas se laisser prendre par l’intrigue. Cette bataille fut donc l’épisode le plus marquant de la guerre entre les classiques et les romantiques. Ses enjeux étaient d’abord d’ordre littéraire et esthétique.
Les enjeux littéraires
Les enjeux littéraires
Les commissaires à la censure, les critiques qui s’expriment dans les journaux et le public qui désapprouve la pièce se rejoignent dans les reproches formulés contre Hernani.
Ces reproches sont essentiellement de deux ordres.
- L’intrigue est jugée absurde, invraisemblable.
Voici des exemples de ce qu’on peut lire dans la presse.
« […] Nous sentons trop que l’homme n’a jamais pu être tel qu’on le trouve dans Hernani »
La Revue de Paris, 7 mars 1830
« Ce chef-d'œuvre de l'absurde, rêve d'un cerveau délirant, a obtenu un succès de frénésie ; on aurait dit que tous les fous, échappés de leur loge, s'étaient rassemblés au Théâtre-Français. »
Le Drapeau blanc, 26 février 1830
Dans un article du Globe du 12 mars 1830, Charles Magnin détaille sa critique (entre crochets sont précisés les passages de la pièce auxquels il fait allusion :
« Est-il croyable qu'une fille noblement élevée, comme doña Sol, préfère le cœur d'un bandit à l'amour d'un prince ? Est-il vraisemblable qu'un ennemi mortel qui peut se venger ne profite pas mieux de l'occasion que Hernani [acte II, scène 3] ? L'abandon que le jeune homme fait de ses jours au vieillard n'est-il pas absurde [acte III, scène 7] ? Est-il naturel que Hernani refuse de reprendre son cor, d'où sa vie dépend, pour se donner le plaisir d'assassiner un prince qu'il a déjà pu et n'a pas voulu assassiner [acte III, scène 7] ? Enfin l'exécution du pacte fatal est-elle tolérable ? Hernani ne pourrait-il pas au moins répondre à son bourreau ce que don Carlos lui avait répondu à lui-même : “assassinez-moi” [acte V, scènes 5 et 6] ? »
- Le mélange de sublime et de trivialité, l’association des registres comique et tragique, encore aggravés par le non-respect des bienséances, choquent les tenants du classicisme.
Hugo montre en effet trois morts par suicide à la fin de sa pièce, et une jeune dame de la noblesse qui reçoit chez elle, la nuit, celui qu’elle aime et qui, par ailleurs, n’hésite pas à menacer le roi don Carlos d’un poignard qu’elle lui a arraché à la ceinture (acte II, scène 2, v. 539-542).
Sa manière de s’adresser au souverain est aussi inconvenante ; dans la même scène (acte II, scène 2), elle le traite de « bandit » (v. 489) puis de « voleur » (v. 496).
Sur ce dernier point, les enjeux littéraires et esthétiques de la lutte entre classiques et romantiques rejoignent les enjeux politiques.
Les enjeux politiques
Les enjeux politiques
Avant l'avis définitif de la commission de censure qui autorise Hugo à faire jouer sa pièce, quelques corrections ont été proposées. Elles portent toutes sur le lexique employé. Mais il ne s’agit pas là d’une demande purement littéraire. En effet, tous les passages soulignés sont en relation avec :
- la religion ;
- On demande à Hugo de « retrancher le nom de Jésus partout où il se trouve » ainsi que le vers : « Dieu est du côté des gros bataillons ».
- ou le personnage de don Carlos.
- Par exemple, les censeurs aimeraient voir Hugo « substituer aux expressions insolentes et inconvenantes “Vous êtes un lâche, un insensé” adressées au roi, des mots moins durs et moins pénétrants » ; « supprimer ou changer le commencement du vers : “Un mauvais roi” » (v. 1211) ; remplacer « ces deux vers […] dont le sens est trop amer et l'expression trop dure, en parlant des courtisans » :
« Basse cour où le roi, mendié sans pudeur,
À tous ces affamés émiette la grandeur. »
C’est en fait l’image de l’unique figure royale de la pièce qui semble salie aux yeux des censeurs. Ces derniers représentent en effet l’ordre établi : catholiques et royalistes, ils sont de fervents soutiens au régime en place et au roi Charles X.
Or, ils n’admettent pas qu’un personnage de souverain, qui a vraiment existé de surcroît, soit représenté comme un coureur de jupons, disposé à enlever et à violer une jeune femme pure.
Faire de don Carlos un vulgaire brigand sans foi ni loi, c’est mettre en cause la figure et la légitimité de tout roi. Il y a donc dans Hernani un esprit de révolte qui souffle et va à l’encontre de leur idéal politique.
Il est vrai qu’Hugo, frappé par l’interdiction de sa pièce Marion de Lorme, commence à prendre ses distances avec ses anciennes convictions. Jusqu’alors soutien du régime monarchique, il écrit à cette occasion une lettre au ministre Martignac dans laquelle il traite les censeurs de « défenseurs intéressés de l’ancien régime littéraire en même temps que de l’ancien régime politique ». Il va encore plus loin en ajoutant : « [ils] sont mes adversaires et au besoin mes ennemis naturels. »
S’il continue cependant de se dire fidèle au régime monarchique, il affirme que la liberté est sa priorité, aussi bien dans le domaine littéraire qu’en politique :
« La liberté dans l’art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d’un même pas tous les esprits conséquents et logiques […] la liberté littéraire est fille de la liberté politique. »
Victor Hugo, préface de Hernani, 1830.
Cette soif de liberté n’est pas propre à Hugo et aux jeunes romantiques ; elle est une aspiration partagée par tout un pan de la société française en réaction à la politique autoritaire du roi Charles X. Les journées révolutionnaires de juillet 1830 inscrivent donc la bataille d’Hernani dans un mouvement de contestation qui dépasse largement le seul domaine littéraire.
Conclusion :
Les récits qui retracent la bataille d’Hernani en ont volontairement accentué la dimension épique dans le but d’en faire un véritable événement historique. Les journées de juillet 1830 donnèrent raison à ceux qui les avaient composés. Il devint alors incontestable que le chahut provoqué par la création d’Hernani, en révélant une soif de changements et de liberté aussi bien dans le domaine de l’art qu’au niveau de la société en général, était annonciateur du mouvement révolutionnaire qui suivit.