La littérature témoin de l’Histoire
Introduction :
L’Histoire peut être racontée dans les manuels mais aussi à travers la littérature. Le roman, bien que fictif, s’inscrit dans une époque et l’œuvre en est le reflet, conscient ou inconscient. En effet, certains auteurs ne cherchent qu’à raconter une histoire sans pour autant avoir l’ambition de témoigner de leur époque. Et pourtant, ils agissent sur le monde en laissant une empreinte, et impriment ainsi leur propre vision du monde.
Nous nous demanderons dans ce cours comment la littérature peut être le témoin de l’Histoire. Nous étudierons, dans un premier temps un roman qui reste, pour la postérité, le reflet de ce qu’ont été les années 1920 aux États-Unis. Puis nous verrons que l’artiste, pris dans la tourmente de ce qui est son actualité, peut quelquefois avoir le recul nécessaire pour juger son époque.
Un témoignage pour la postérité
Un témoignage pour la postérité
L’œuvre romanesque peut permettre au lecteur de comprendre ce que c’était de vivre à une époque particulière.
Gatsby le Magnifique est un roman de Francis Scott Fitzgerald paru en 1925. L’intrigue se déroule dans le New York des années 1920. Ce roman est considéré comme un roman phare de cette époque. Il est particulièrement éclairant sur ce qu’ont été les années folles aux États-Unis.
Les années folles :
Les « années folles » est une expression que l’on utilise pour désigner la période comprise entre la Première Guerre mondiale et la crise économique de 1929 aux États-Unis. L’expression évoque le lâcher-prise de cette période après les horreurs de la Première Guerre mondiale.
Couverture du roman Gatsby le Magnifique, par F. Scott Fitzgerald, 1925, ©Molasz
Le narrateur de l’histoire est le voisin d’un certain Gatsby, un jeune millionnaire qui donne des fêtes époustouflantes auxquelles tout le monde se rend. C’est l’occasion pour le lecteur de comprendre l’ambiance des années folles.
L’ambiance des années folles
L’ambiance des années folles
Dans l’extrait suivant, le narrateur décrit ces fêtes.
« La musique s’épanouit aux soirs de cet été dans la maison de mon voisin. Dans ses bleus jardins des hommes et des jeunes femmes passèrent et repassèrent comme des phalènes1 parmi les chuchotements, le champagne et les étoiles. […]
Les groupes changent plus rapidement, s’enflent de nouveaux arrivés, se dissolvent et se reforment, le temps de prendre haleine ; déjà on voit des vagabondes, filles confiantes qui font la navette ici et là, au milieu de gens plus corpulents2 et plus pondérés3, deviennent pendant un instant vibrant et gai le centre d’un groupe, puis, animées par leur triomphe, s’éloignent en glissant sur l’océan changeant des visages, des voix et des couleurs, sous la lumière qui change sans cesse. »
1 Les phalènes sont des papillons de nuit.
2 L’adjectif corpulent signifie gros, gras.
3 L’adjectif pondéré signifie réfléchi, équilibré, mesuré.
On peut observer dans cet extrait les champs lexicaux du mouvement et de la foule. En effet, les gens se déplacent et tout bouge à un rythme rapide. Les invités « pass[ent] et repass[ent] », ils « changent plus rapidement », les groupes de personnes « s’enflent », « se dissolvent et se reforment » et certaines filles « font la navette ici et là ».
La métaphore de « l’océan changeant des visages » traduit à la fois l’idée de foule mais aussi de renouveau : les invités ne sont jamais les mêmes, tout change à toute vitesse. On le perçoit à travers les expressions « nouveaux arrivés », « change sans cesse » et « le temps de prendre haleine ».
L’ambiance festive est traduite par la présence de « musique », de « champagne » et de « lumière qui change sans cesse ». Les adjectifs « vibrant et gai » et « animées » montrent également l’aspect vivant et joyeux de la fête.
L’ambiance et le décor amènent une certaine douceur, notamment avec l’expression « soirs d’été » et les « bleus jardins » qui représentent de façon poétique le jardin de nuit. Enfin, l’énumération « les chuchotements, le champagne et les étoiles » montre l’aspect agréable des fêtes de Gatsby.
Énumération :
Une énumération est une figure de style qui consiste à détailler les différents composants de ce que l’on veut décrire. Cela donne un effet de liste.
On peut constater que différents types d’invités se mélangent lors de ces fêtes. En effet les « filles vagabondes » et les hommes « corpulents » et « pondérés » se réunissent le temps d’une soirée.
Cependant, la comparaison des invités à des « phalènes » n’est pas flatteuse car cette espèce de papillons est nuisible aux plantes. Fitzgerald pointe du doigt l’agitation des invités. En effet, ceux-ci profitent de la fête sans prendre le temps de connaitre les personnes avec qui ils discutent ni même leur hôte, Gatsby.
Fitzgerald dénonce dans son roman la superficialité de cette société qui vit à toute allure, égoïstement.
Une critique de la société
Une critique de la société
Bien que tout le monde se rende aux fêtes de Gatsby, il est considéré comme un « nouveau riche » et méprisé par les riches héritiers.
Nouveau riche :
L’expression « nouveau riche » désigne les personnes qui se sont enrichies grâce à leur activité, par opposition aux riches héritiers, issus de lignées de bourgeois ou de nobles.
Fitzgerald montre donc l’hypocrisie qui règne dans cette société qui paraît si libre.
Derrière la gaieté et la douceur de la fête se cachent en réalité des êtres mauvais. Ce court extrait décrit la mentalité de deux des personnages principaux du roman, Tom et Daisy.
« Tom et Daisy étaient deux êtres parfaitement insouciants – ils cassaient les objets, ils cassaient les humains, puis ils s’abritaient derrière leur argent, ou leur extrême insouciance, ou je-ne-sais-quoi qui les tenait ensemble, et ils laissaient à d’autres le soin de nettoyer et de balayer les débris. »
Tom et Daisy sont issus de familles extrêmement riches. Le narrateur décrit leur comportement en employant l’imparfait avec une valeur itérative : « cassaient », « s’abritaient » et « laissaient ».
Valeur itérative :
La valeur itérative exprime une idée de répétition de l’action.
Le terme « cassaient » est d’ailleurs répété de manière à insister sur le mal que peuvent faire ces deux êtres. Ils détruisent puis n’assument pas leurs actes : c’est aux autres de payer pour eux. Tom et Daisy sont prêts à tout pour parvenir à leurs fins, même à se servir des personnes qui les entourent.
- L’auteur formule ici une critique de la bourgeoisie, de son arrogance et de sa superficialité.
Une remise en question
Une remise en question
Certains artistes comme Klaus Mann considèrent que leur rôle n’est pas politique. Pourtant, lorsque Hitler est élu en 1933, les artistes se retrouvent pris au piège car l’art devient la vitrine du régime. Un choix s’impose alors à eux : s’exiler ou rester et participer au nazisme.
Dans son roman Mephisto écrit en 1936, Klaus Mann s’interroge sur la place de l’artiste dans la dictature nazie.
Klaus Mann, Italie, 1944
Le personnage principal de Mephisto est Hendrik Höfgen, un comédien dont la carrière connait une ascension fulgurante sous le régime nazi.
L’artiste corrompu
L’artiste corrompu
Hendrik Höfgen est un comédien vendu à la dictature nazie, c’est une marionnette. Il joue le rôle de Mephisto dans la pièce de Goethe pour un théâtre de Berlin.
Voici l’extrait en question.
« À sa mine blafarde1, diabolique, à sa voix oppressée et morne2, on comprend qu’il est familiarisé avec tous les vices3 et même qu’il en tire un profit matériel. En apparence, c’est un maître chanteur4 de grand style. Avec un sourire aguichant5 il entraîne les jeunes gens à la perdition. […] Le public se rend compte avec frisson que cet homme est l’incarnation du mal. »
1 L’adjectif blafard signifie très pâle, d’un blanc maladif.
2 L’adjectif morne signifie qui inspire la tristesse.
3 Les vices sont des penchants pour des choses qui ne sont pas morales.
4 Un maître chanteur est l’auteur d’un chantage.
5 Être aguichant signifie charmer, tenter de plaire.
Klaus Mann décrit ici le rôle que tient le comédien au théâtre. Il s’agit du rôle de Mephisto, un être maléfique qui achète des âmes. Mais un parallèle est fait avec Hendrik, l’acteur, qui a vendu son âme au régime nazi pour la gloire.
- Une confusion naît alors dans l’esprit du lecteur qui ne sait plus si l’auteur parle de Hendrik ou du personnage qu’il interprète.
C’est un être double qui sait être charmant et porter un masque, il est « en apparence » « un maître chanteur de grand style » et a « un sourire aguichant ». Mais il a également une « mine » « diabolique », il « entraine les jeunes gens à leur perdition » et il est « l’incarnation du mal ». C’est donc un être très dangereux.
À cette image de l’artiste corrompu qui profite du régime nazi pour sa propre réussite, Klaus Mann oppose le personnage de l’artiste visionnaire, qui prédit les dérives de son époque.
L’artiste visionnaire
L’artiste visionnaire
Le personnage de Marder est un écrivain. Il représente, à l’opposé de Hendrik, l’artiste qui ne se plie pas devant le régime, celui que l’on ne peut pas acheter. Sa lucidité sur son époque est étonnante.
Lucidité :
La lucidité est la capacité à voir clairement et objectivement quelque chose.
Voici un extrait dans lequel l’écrivain, Marder, expose sa vision du futur.
« Tout cela finira affreusement, murmura-t-il. […]
Le pire se produira. Pensez à moi, mes enfants, ce jour-là. Je l’ai prévu et prédit. Cette époque est en décomposition, elle pue. Songez à moi, je l’ai flairé. On ne me trompe pas, je flaire la catastrophe imminente. Elle sera inouïe. Elle engloutira tout […]. Tout ce qui existe va crever. C’est pourri. […] Dans l’écroulement général, nous serons tous ensevelis sous les décombres. »
L’emploi des futurs de l’indicatif « finira », « produira », « sera », « engloutira », « va » et « serons » montre qu’il s’agit bien d’une prédiction.
- Le personnage annonce les événements à venir.
Il parle d’une « catastrophe » ; on observe un champ lexical de la mort et du cataclysme avec les termes « le pire », « décomposition », « engloutira », « crever », « pourri », « écroulement », « ensevelis » et « décombres ».
Cataclysme :
Un cataclysme est un grand bouleversement, un désastre.
Marder emploie les termes « flaire », « flairé » mais aussi « pue », ce qui montre un instinct presque animal chez l’écrivain. Celui-ci sent réellement la catastrophe arriver.
Cette prophétie est énoncée par Marder dans le roman, mais elle appartient en réalité à Klaus Mann.
En 1936, la guerre n’a pas encore éclaté et la « solution finale » n’a pas encore été mise en place par le régime nazi. Pourtant, Klaus Mann devine l’avenir et l’écrit. Il place dans la bouche de son personnage ses propres visions.
À travers son roman écrit en exil, Klaus Mann tente de faire passer un message : fuyez l’Allemagne de Hitler.
Conclusion :
La littérature peut constituer un témoignage précieux d’une époque. Elle est le reflet de la société. Mais l’auteur peut également être visionnaire, prévoir les dérives de son époque et alerter son lecteur.