Les Fleurs du mal
Les Fleurs du mal, Baudelaire : le laid, objet poétique
Introduction :
Dès leur parution en 1857, Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire (1821-1867) provoquent un véritable tollé.
Dans un violent article, le Figaro dénonce les « monstruosités » du recueil. L’auteur et l’éditeur sont condamnés « pour offense à la morale publique et aux bonnes mœurs ». Six textes sont retirés du recueil, qui connaîtra plusieurs éditions jusqu’à celle, posthume, de 1868.
Baudelaire refuse l’art traditionnel où le beau se trouve défini par son éloignement de la réalité. Selon lui, son époque a sa propre beauté : si le réel n’est pas toujours fiable et peut suggérer le surnaturel, alors le laid peut, à son tour, supporter l’harmonie et devenir un critère esthétique. Cette audace inaugure une nouvelle période : celle de la poésie moderne.
Comment la poésie de Baudelaire parvient-elle à extraire la beauté de la laideur ?
Nous tenterons de définir son art poétique dans Les Fleurs du mal, puis nous nous intéresserons plus précisément à une source nouvelle d’inspiration : la rue. Enfin, nous étudierons la portée symbolique de certains thèmes de la poésie de Baudelaire, afin de montrer leur lien avec la problématique du beau et du laid.
L’art poétique de Baudelaire dans Les Fleurs du mal
L’art poétique de Baudelaire dans Les Fleurs du mal
Un recueil en rupture avec la tradition poétique
Un recueil en rupture avec la tradition poétique
Portrait photographique de Charles Baudelaire, Nadar, 1855
Alors que le romantisme a dominé la première moitié du XIXe siècle, avec Les Fleurs du mal (en 1857) Baudelaire propose un recueil en rupture avec ce mouvement littéraire : il renouvelle profondément la définition traditionnelle de la beauté.
Plus spécifiquement, il s’inspire du romantisme, mais pour rejeter les grands thèmes romantiques (nature, amour etc.)
Pour citer Sainte-Beuve prenant la défense de Baudelaire :
« Tout était pris dans le domaine de la poésie. Lamartine avait pris les deux, Victor Hugo avait pris la terre et plus que la terre. Laprade avait pris les forêts. Musset avait pris la passion et l’orgie éblouissante. D’autres avaient pris le foyer, la vie rurale, etc. Théophile Gautier avait pris l’Espagne et ses hautes couleurs. Que restait-il ? Ce que Baudelaire a pris. »
C’est-à-dire le mal.
Le titre du recueil l’annonce : le poète va extraire la beauté du mal, faire naître des fleurs métaphoriques de la laideur.
Il innove également en usant d’un vocabulaire cru, familier, très réaliste, jusque-là réservé à la prose.
Le poème « Une Charogne » illustre ce parti pris dès le titre ; puis avec le choix de ses mots : « lubrique », « suant », « pourriture », « puanteur », « larves », « vermine », etc.
Les « monstruosités » qu’on reproche à sa poésie, Baudelaire les revendique dès le titre de son recueil : les « fleurs du mal » révèlent un poète dont la mission est celle d’un alchimiste : transformer la boue en or.
L’alchimiste
L’alchimiste
Dès l’Antiquité, l’alchimie cherche à transformer des métaux sans valeur en or ou en argent. Pour ce faire, elle souhaite utiliser la pierre philosophale, hypothétique artefact censé agir sur les métaux et prolonger la vie.
L’Alchimiste, William Fettes Douglas, 1853, huile sur toile, musée Victoria et Albert, Londres
Baudelaire fait du langage poétique sa pierre philosophale, il le rend apte à transformer la matière : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », écrit-il dans l’ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du mal.
Frontispice de l’édition de 1857 des Fleurs du mal annotée par Baudelaire, 1857
Ainsi, dans le poème « Une Charogne » cité précédemment, Baudelaire extrait la beauté du corps en décomposition d’un animal mort :
« Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir. »
- Dans ces vers, on voit l’alchimiste à l’œuvre.
Il change une matière repoussante, sans valeur (« la carcasse ») en objet précieux. Il lui associe deux éléments inattendus : l’adjectif « superbe », créant ainsi une oxymore ; et la comparaison à « une fleur », écho au titre du recueil.
Baudelaire ne cherche pas à se complaire dans la laideur. S’il s’y frotte, c’est pour mieux en extraire une beauté que seuls peuvent transmettre les pouvoirs de l’œuvre d’art.
Structure et thèmes du recueil
Structure et thèmes du recueil
La structure des Fleurs du mal cherche à retracer la quête d’Idéal de l’être humain et la tragédie qu’elle constitue. L’humain ne peut être délivré de son tiraillement entre une aspiration à l’Idéal et une misère matérielle et morale. Seule la mort pourrait venir y mettre fin.
Ainsi, chacune des six sections du recueil constitue une étape de la quête d’Idéal du poète.
Dans la première section (la plus longue du recueil) intitulée « Spleen et Idéal », Baudelaire s’adresse à la poésie et à l’amour, dans l’espoir de guérir son âme du dégoût que lui inspire la vie. Mais ni l’un ni l’autre ne parviennent à dissiper le puissant Spleen, auquel son âme est vouée tout entière.
Spleen :
Le Spleen, thème central chez Baudelaire, désigne le mal de vivre sous toutes ses formes : souffrance physique et métaphysique, mélancolie.
Le poète se tourne vers d’autres moyens d’évasion : les paradis artificiels dans « Le Vin », et la débauche, dans la quatrième section, « Fleurs du mal ».
Face à l’échec de ces tentatives, Baudelaire se tourne vers Satan, dans « Révolte », mais reste sans réponse. Il a finalement recours à un dernier remède : le grand voyage vers un autre monde, « La Mort » (sixième section), qui seule apporte un soulagement aux souffrances de l’Homme.
Dans la deuxième section intitulée « Tableaux parisiens », le poète tente de réaliser sa quête de l’Idéal en s’adonnant au spectacle de la ville.
La rue, nouvelle source d’inspiration
La rue, nouvelle source d’inspiration
Un nouveau décor
Un nouveau décor
Dans la section « Tableaux parisiens » se manifeste un élément essentiel de la modernité du recueil : la présence de la ville. Baudelaire n’est pas le premier à faire entrer ce thème dans la littérature : peu avant lui, Balzac dans les romans de La Comédie humaine, Hugo dans Notre-Dame de Paris (à qui Baudelaire dédie quelques poèmes des « Tableaux parisiens »), ont accordé à la ville une place importante.
Mais Baudelaire en fait un véritable objet poétique.
Le Pont Neuf, Claude Monet, 1873, huile sur toile, 51,6 × 72,4, Musée d’art de Dallas, Texas
Outre le titre de la section, la capitale (Paris) est mentionnée dans plusieurs poèmes, ainsi que certains de ses éléments emblématiques comme le Louvre (dans « Le Cygne ») et la Seine (dans « Le Crépuscule du matin »).
Le vocabulaire urbain fait ainsi son apparition en poésie : « échafaudages, blocs, vieux faubourgs » (« Le Cygne »), « casernes », « édifices », « hospices » (« Le Crépuscule du matin »), etc.
Ainsi, le thème de la ville fait son apparition dans la poésie alors qu’il en était jusqu’alors exclu au profit de la nature.
Dans le poème « Les Petites Vieilles », « Paris » est clairement désignée au vers 26. Elle est aussi évoquée dès le premier vers à travers les mots « vieilles capitales » puis au vers 62 : « vivantes cités ».
Toutefois, l’emploi du pluriel dans « vieilles capitales » et « vivantes cités » élargit ce cadre et tend à donner au poème une valeur universelle.
Le spectateur des « petites vieilles »
Le spectateur des « petites vieilles »
Autoportrait en pied de Baudelaire, vers 1844, Bibliothèque des arts décoratifs, Paris
Le poète se présente comme le spectateur d’un « tableau », mot qu’il emploie non seulement dans le titre de la section « Tableaux parisiens » mais aussi dans le poème « Les Petites Vieilles », au vers 26. Ce tableau « fourmillant » cherche à retranscrire le mouvement, l’agitation, le grouillement caractéristique de la ville.
Remarque :
Baudelaire s’essaie plusieurs fois à cet exercice au sein du recueil.
« Le Crépuscule du matin » dépeint la ville qui s’éveille, tandis que « Crépuscule du soir » décrit la ville et les différents vices qu’on y retrouve. On y distingue notamment la laideur qui envahit la ville et les hommes.
Dans « Les Petites Vieilles », le rôle de spectateur du poète est souligné par l’emploi de verbes du champ lexical de l’observation, voire de l’espionnage : « je guette » (v. 3), « j’entrevois » (v. 25), __ « j’en ai suivi » (v. 49), « moi qui […] vous surveille » (v. 73) et « je vois » (v. 77). Tous sont conjugués à la première personne et désigne, par ce biais, le poète.
Notons toutefois l’emploi de la deuxième personne dans le verbe « avez-vous observé » (v. 21) : le poète invite alors le lecteur à se joindre à lui devant le spectacle de la ville.
La ville offre au poète qui s’y promène un spectacle : les « petites vieilles ». Sujet a priori peu poétique puisque, jusqu’alors, c’est plutôt la femme jeune, belle et aimée qui a inspiré les poètes, de même que c’est plutôt la nature et non la ville qui est traditionnellement jugée digne de l’écriture poétique.
« Villes » et « vieilles » se confondent d’ailleurs ici . Quelques lettres seulement les distinguent : cette paronomase permet d’accentuer la confusion.
On trouve d’ailleurs un écho à cette confusion dans le premier vers : les mots « plis sinueux » personnifient les « vieilles capitales » de façon à les associer à des femmes ridées.
La laideur de ces vieilles femmes, tout comme celle de la ville, se révèlent pourtant dignes de poésie.
Pour Baudelaire, « le beau est toujours bizarre » (Curiosités esthétiques, 1868) : contrairement à l’idée d’une perfection classique, le beau n’est pas nécessairement fondé sur l’équilibre ou l’harmonie.
C’est ce qu’assène le deuxième vers en associant deux termes en apparence antithétiques : « tout, même l’horreur, tourne aux enchantements », annonçant ainsi l’alchimie opérée par le poète.
Les « vieilles femmes » décrites sont désignées par le mot « monstres » dès le vers 5. Cette métaphore est reprise à travers l’emploi délibéré du pronom « ils » (plutôt que « elles ») dans les trois strophes suivantes.
Leur laideur est mise en évidence à travers le champ lexical du difforme : « disloqués » (v. 5), « brisés », « bossus » (v. 6), « tordus » (v. 7), « cassés » (v. 16), « discords » (v. 30), « ratatinées » (v. 69).
Le rythme des vers lui-même traduit et accentue l’idée de dislocation.
Ainsi, l’enjambement des vers 6 et 7 (« bossus/Ou tordus ») rompt l’harmonie des alexandrins.
Plus encore, un nouvel enjambement, aux vers 16 et 17, vient déstructurer la cohérence entre la syntaxe et la versification (l’auxiliaire du verbe « casser » est placé loin de son sujet par un contre-rejet externe dans une strophe précédente).
L’animalité de ces êtres est soulignée à travers les verbes « ils rampent » (v. 9), « ils trottent » (v. 13) et « se traînent » (v. 14), jusqu’à la comparaison explicite avec « les animaux blessés » (v. 14).
Malgré la monstruosité de leur apparence, ces « fantômes » (v. 25) restent en même temps des êtres humains. Les mots « furent jadis des femmes » (v. 5) et « ce sont encor des âmes » (v. 7), placés à la rime, viennent le rappeler. Elles suscitent d’ailleurs l’affection du poète qui invite le lecteur à partager ces sentiments : « Aimons-les ! » (v. 7)
Leurs yeux sont évoqués à plusieurs reprises : « yeux perçants » (v. 17), « yeux divins » (v. 19), « yeux mystérieux » (v. 35). Notons par ailleurs qu’ils sont toujours associés à des adjectifs à connotation positive et spirituelle, qui suggèrent un don surnaturel de divination.
À la fois monstrueuses et humaines, les vieilles sont présentées comme des êtres fragiles qui semblent cheminer vers la mort, voire qui sont déjà morts :
« j’entrevois un fantôme débile
Traversant de Paris le fourmillant tableau »
(v. 25).
Mais la mort est immédiatement assimilée à une nouvelle naissance à travers une métaphore :
« Il me semble toujours que cet être fragile
S’en va tout doucement vers un nouveau berceau. »
(v. 27-28)
- Avec ce nouveau rapprochement d’éléments opposés, le poète donne à la mort une dimension spirituelle, celle d’un passage vers l’éternité, vers un Idéal.
Des symboles à déchiffrer
Des symboles à déchiffrer
Le reflet de la condition humaine
Le reflet de la condition humaine
Si les « vieilles femmes » sont un sujet digne de la poésie, c’est qu’au-delà de leur laideur physique, elles laissent entrevoir une image de la condition humaine, dans laquelle le poète se reconnaît particulièrement. À travers son regard et ses mots, elles sont transfigurées.
La condition humaine telle que la perçoit Baudelaire transparaît dans ce poème. Celle-ci semble marquée par le malheur et le chagrin, comme le résument les métaphores suivantes :
« Ces yeux sont des puits faits d’un million de larmes »
(v. 33)
« Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs ! »
(v. 48)
Détails des Vieilles, Francisco Goya, vers 1810, huile sur toile, 181 × 125 cm, Palais des Beaux-Arts, Lille
Ce destin malheureux, les êtres humains le subissent. En effet, ils sont comparés à des « marionnettes » (v. 13) manipulées par « un Démon sans pitié » (v. 16). On retrouve ici une idée exprimée dès le début des Fleurs du mal, dans le poème liminaire « Au lecteur » : « C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent ! »
Le reflet de la condition du poète
Le reflet de la condition du poète
Le poète se reconnaît dans la condition de ces vieilles femmes, non seulement en tant qu’être humain, mais aussi parce qu’il voit en elles des figures déchues. Il les présente en effet comme des héroïnes que lui seul sait reconnaître. En témoignent ces vers :
« Son front de marbre avait l’air fait pour le laurier ! »
(v. 60)
« Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes,
Dont autrefois les noms par tous étaient cités »
(v. 63-64)
« Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire »
(v. 65)
Baudelaire reconnaît sa propre laideur et sa propre infirmité. Il se dépeint lui-même à travers ces sujets bas, afin de toucher à une vérité qui lui semble universelle : l’imperfection de l’homme.
Les vers « Nul ne vous reconnaît ! » (v. 66), « nul ne vous salue » (v. 71) font nettement écho au poème « L’Albatros » dans lequel l’oiseau méprisé incarne le poète non-reconnu et rejeté par ses contemporains, « exilé sur le sol au milieu des huées ».
Cette identification du poète aux « petites vieilles » est clairement lisible dans l’apostrophe de la dernière strophe « ô cerveaux congénères ! » (v. 81).
Le poète est celui qui sait voir le Beau et l’Idéal dans la banalité et la laideur de la réalité. Ce rôle privilégié, qu’il compare à celui d’un « père » (v. 75), Baudelaire le revendique.
Ainsi, « celui que l’austère Infortune allaita » (v. 36), pour qui « ces yeux mystérieux ont d’invincibles charmes » (v. 35), c’est lui-même. Par son regard et ses mots, les « petites vieilles » sont transfigurées : « Toutes m’enivrent » (v. 41), « jusqu’au ciel » (v. 44), « ô merveille ! » (v. 76).
Conclusion :
Dans Les Fleurs du mal, Baudelaire guide son lecteur avec des évocations toujours plus noires et intenses de la laideur quotidienne du monde moderne.
« Les petites vieilles » nous plonge dans la laideur dégagée par les grandes villes. Aux antipodes de la nymphe aux formes harmonieuses, le poète dépeint des vieilles femmes monstrueuses. À travers ce portrait abominable se lit l’absurdité de notre condition humaine dont l’issue se trouve être la mort, irrémédiable. Seul le poète, qui se reconnaît dans le rejet dont elles sont victimes, peut voir et montrer la beauté de leur vie passée et de leur humanité.
« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », écrit Baudelaire dans l’épilogue des Fleurs du mal. C’est ainsi qu’il définit cette esthétique moderne prenant pour objet poétique la laideur et l'horreur banale de la réalité urbaine.
Les Petits Poèmes en prose pousseront cette esthétique encore plus loin, jusqu’à remettre en cause la forme versifiée elle-même. Comme dirait Rimbaud : « Les inventions d’inconnus réclament des formes nouvelles ».