Récit réaliste et critique sociale : Maupassant et le XIXe siècle

Introduction :

« Faire vrai consiste donc à donner l’illusion complète du vrai ».

Maupassant, préface de Pierre et Jean.

Dans la nouvelle « Une partie de campagne », Maupassant propose le récit d’un épisode rural vécu par une famille de la bourgeoisie parisienne. C’est l’occasion pour Maupassant de mettre en lumière différents thèmes souvent présents dans ses œuvres : les maux de la société, les femmes, la campagne, l’eau, les divertissements bourgeois, etc.

Il s’agira de se demander dans un premier temps comment cet auteur s’inscrit dans son siècle. Nous verrons ensuite en quoi ce récit est réaliste. Enfin, nous nous intéresserons à la critique sociale que propose cette nouvelle.

Maupassant et son siècle

Le XIXe siècle : éléments historiques

Le siècle de Maupassant a connu nombre de révolutions politiques et sociales qui ont eu une influence sur l’évolution de la littérature, notamment en ce qui concerne l’importance donnée au peuple.

frise chronologique XIXe siècle

Parmi ces dates, l’année 1848 marque particulièrement l’histoire des arts et de la littérature de façon symbolique.

1848, année charnière

Jusque-là, la littérature et l’art en général (nous pouvons citer des auteurs comme Hugo, Musset, Lamartine, Chateaubriand, Stendhal ; nous pouvons citer des peintres comme Delacroix, Goya, Géricault) s’intéressaient principalement à des sujets nobles et importants ou aux sentiments de héros idéalisés. Les auteurs appartenaient pour la plupart au courant romantique (mouvement littéraire caractérisé par le lyrisme et la passion, l’exotisme, la rêverie, la mélancolie, et l’importance du « je ») et les peintres consacraient leurs plus grandes toiles à des évènements ou personnages historiques.

Le XIXe siècle marque l’avènement de la bourgeoisie libérale et de la démocratie. En effet, la misère sociale et les conséquences de systèmes politiques autoritaires entraînent notamment l’insurrection des ouvriers parisiens en 1848. La révolution française de 1848 provoque pendant quelques mois « l’illusion lyrique ».

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Astuce

« L’illusion lyrique » est une expression de l’historien Philippe Vigier qui désigne une courte période d’enthousiasme artistique, social et politique né dans le climat romantique de l’époque, un idéal de réconciliation des classes et d'avènement d'une société fraternelle.

  • Le peuple devient alors le centre des préoccupations pour de nombreux artistes.

Courbet et la naissance du réalisme

Il est nécessaire, afin de comprendre le réalisme en littérature, d’aborder le tableau de Courbet intitulé Un enterrement à Ornans. Gustave Courbet, peintre français né à Ornans en 1819 et mort en Suisse en 1877, peint ce tableau en 1849, et l’expose en 1850.

Un enterrement à Ornans, Gustave Courbet, 1849-1850 Un enterrement à Ornans, Gustave Courbet, 1849-1850

L’œuvre représente des gens autour d’une fosse prête à accueillir un cercueil. Les personnages de cette peinture sont tous des habitants du village natal de Courbet : ils représentent donc une vraie diversité sociale et humaine. Ce dernier les a peints (en taille réelle) dans son atelier.

La taille du tableau (314 cm × 663 cm) reflète une réelle rupture puisque les peintres réservaient jusque-là les toiles de ces dimensions aux personnages et évènements importants, historiques ou mythologiques.

De plus, le titre exact du tableau Tableau de figures humaines, historique d’un enterrement à Ornans traduit la volonté de représenter des personnes anonymes.

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À retenir

Courbet, avec ce tableau, souhaite marquer une véritable rupture artistique et esthétique.

Cette toile est un marqueur du début du réalisme, mais elle montre également une prise de distance avec le courant romantique. Plusieurs éléments nous le montrent :

  • l’horizon crépusculaire, la falaise et le Christ, éléments habituellement mis en avant dans les œuvres romantiques, sont ici relégués au second plan ;
  • la religion, souvent présente et respectée dans le courant romantique, est ici égratignée par Courbet : presque tous les personnages se détournent de la fosse et des représentants de l’Église placés à gauche, même le chien ;
  • enfin, lors de son exposition au Salon de 1850, Courbet a souhaité que l’œuvre soit surélevée de manière à ce que les visiteurs soient en quelque sorte dans la fosse de la toile, comme pour mieux leur signifier que, malgré leur statut de privilégié, ils finiront tous ainsi.
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À retenir

Le courant réaliste a pour but de représenter le réel et la nature humaine sans les idéaliser.

On retrouve cette esthétique dans la nouvelle de Maupassant « Une partie de campagne ».

Une nouvelle réaliste

Un récit ancré dans le réel

Comme dans nombre de nouvelles de Maupassant, la narration est ici très simple. L’histoire est celle d’une famille bourgeoise de Paris qui décide de passer une journée à la campagne. Les différentes étapes du récit s’ancrent dans une réalité du quotidien facilement reconnaissable :

  • trajet ;
  • arrivée à l’auberge ;
  • déjeuner ;
  • partie de pêche ;
  • promenade en barque.

Le projet est ici réaliste dans le sens où Maupassant s’intéresse à la petite bourgeoisie commerçante de la capitale et aux rapports sociaux et familiaux qu’elle entretient au quotidien avec le reste du monde.
Le rythme et la construction du récit suivent d’ailleurs une logique réaliste, sans que l’auteur ne semble intervenir : la famille quitte Paris et arrive à la campagne pour manger. Tous s’installent et se font servir, puis deux canotiers proposent une balade en bateau aux deux femmes tandis que les hommes tendent leurs lignes.
Cette logique est celle des évènements autant que celle des désirs des personnages. En effet, monsieur Dufour et Anatole souhaitent rester entre eux et diminuer les effets du vin en restant au bord de l’eau à pêcher ; les deux canotiers désirent passer chacun un petit bout de journée avec une des deux femmes et les deux femmes se laissent séduire par la promenade en barque proposée par les deux jeunes hommes.

Cette dernière logique narrative est également celle des corps qui s’expriment, élément important dans le réalisme de Maupassant.

L’art de la description

Dans sa nouvelle, Maupassant propose diverses descriptions qui participent de la dimension réaliste de la nouvelle, car celles-ci permettent d’ancrer l’histoire et ses personnages dans une réalité à la fois concrète et banale. Prenons deux exemples de descriptions.

Le trajet

Celui-ci est agrémenté de nombreux détails géographiques afin de mieux ancrer le récit dans la réalité : « avenue des Champs-Élysées » ; « porte Maillot » ; « pont de Neuilly » ; « rond-point de Courbevoie » ; « Argenteuil » ; « buttes de Sannois » ; « moulin d’Orgemont » ; « aqueduc de Marly » ; « des plaines et des villages »
À mesure que le chemin les éloigne de Paris, les noms se font moins connus et les éléments moins précis, comme si l’aventure commençait par l’inconnu.

On peut également noter la dimension picturale de cette description qui fait défiler un tableau sous les yeux du lecteur.

« Le soleil commençait à brûler les visages ; la poussière emplissait les yeux continuellement, et, des deux côtés de la route, se développait une campagne interminablement nue, sale et puante. On eût dit que la lèpre l’avait ravagée, qui rongeait jusqu’aux maisons »

Maupassant rend le paysage violemment repoussant, comme pour amener le lecteur à adopter le point de vue de cette bourgeoisie parisienne qui découvre le Paris extra-muros pour la première fois, d’où les exagérations.
Mais aussitôt avoir « traversé la Seine », tout n’est que « ravissement », « quiétude », « rafraîchissement »

La famille Dufour bascule naïvement dans l’exagération opposée et s’enthousiasme face à une nature banale et habituelle mais tellement nouvelle pour elle.

Les corps

Les corps sont un deuxième élément qui ancre le récit dans le réel. C’est une des caractéristiques du réalisme en littérature : afin d’insister sur le concret des personnages, sur leur possible existence, les auteurs évoquent leur corps, à travers des éléments de celui-ci, ses besoins, ses maladies, etc.

« Alors on descendit. Le mari sauta le premier, puis ouvrit les bras pour recevoir sa femme. Le marchepied, tenu par deux branches de fer, était très loin, de sorte que, pour l’atteindre, Mme Dufour dut laisser voir le bas d’une jambe dont la finesse primitive disparaissait à présent sous un envahissement de graisse tombant des cuisses.
M. Dufour, que la campagne émoustillait déjà, lui pinça vivement le mollet, puis, la prenant sous les bras, la déposa lourdement à terre, comme un énorme paquet.
Elle tapa avec la main sa robe de soie pour en faire tomber la poussière, puis regarda l’endroit où elle se trouvait.
C’était une femme de trente-six ans environ, forte en chair, épanouie et réjouissante à voir. Elle respirait avec peine, étranglée violemment par l’étreinte de son corset trop serré ; et la pression de cette machine rejetait jusque dans son double menton la masse fluctuante de sa poitrine surabondante. »

On retrouve dans ces quatre paragraphes du début de la nouvelle les diverses fonctions de la description du corps :

  • le corps de Mme Dufour est d’abord un élément de son portrait physique, ce qui la caractérise et permet au lecteur d’imager un personnage avec des caractéristiques précises ;
  • ce corps est également un reflet social : sa générosité, et la délicatesse avec laquelle la poussière est ôtée des vêtements, font de ce corps un élément de la bourgeoisie parisienne peu habituée à la campagne ;
  • le corps est aussi action dans cette scène : la simple descente de voiture devient un véritable spectacle, au sens premier du mot, c’est-à-dire « ce qu’il faut regarder ». Maupassant s’amuse ici de la maladresse du corps ;
  • le corps de Mme Dufour est enfin un objet de jeu et de désir : on le constate dans un premier temps grâce au comportement du mari qui lui pince le mollet (on peut imaginer les yeux brillants de celui-ci qui voit défiler sous ses yeux les différentes parties du corps de sa femme), et dans un second temps grâce à la remarque du narrateur qui précise que Mme Dufour est « réjouissante à voir ».

Ce corps, si présent dans la nouvelle, contribue d’emblée à la caractérisation des personnages par Maupassant.

Des personnages et des couples

Les personnages présents dans la nouvelle de Maupassant peuvent être classés en deux groupes : la famille Dufour et les canotiers.

Ces personnages, au fur et à mesure du récit, fonctionnent par couples, ce qui permet de rompre les deux groupes préexistants et ainsi d’entremêler ville et campagne.

  • Monsieur et madame Dufour : ils représentent la bourgeoisie, le couple uni et central de la nouvelle.
  • Monsieur Dufour et Anatole : associés dans la digestion du déjeuner et rejetés par les deux femmes, ils sont également des camarades de pêche.
  • Madame Dufour et Henriette : mère et filles complices, elles souhaitent toutes deux s’éloigner du duo masculin et partir à l’aventure.
  • Henri et Henriette : c’est le couple central et passionnel de la nouvelle, celui qui peut bouleverser la vie de la jeune femme et l’équilibre familial.
  • Rodolphe et madame Dufour : ce couple est le pendant grotesque et burlesque du précédent à travers une association inattendue et bruyante.
  • Anatole et Henriette : couple virtuel du début de la nouvelle, association forcée entre deux personnages que rien n’attire, ce couple devient finalement réalité, faisant plonger le récit dans une dimension quelque peu pathétique.
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Astuce

Dans l’imaginaire de la fin du XIXe siècle, les canotiers étaient associés à la sensualité et la liberté. Pour la population de l’époque, prendre le temps de promenades en canots, c’était aussi prendre le temps de séduire et de se laisser séduire.

  • Les deux canotiers, chez Maupassant, représentent une forme de perversion de la bourgeoisie parisienne.

Il ne s’agit pas seulement pour Maupassant de photographier une réalité prise sur le vif, mais également de porter sur celle-ci un regard critique.

Une critique sociale

Portraits, moqueries et art de la caricature

Derrière les personnages et descriptions réalistes, Maupassant affirme tout de même un point de vue critique. Les vies sont évoquées de manière cruelle car marquées par la médiocrité et l’échec, et cela permet à l’auteur de se moquer quelque peu de ses personnages, d’en faire une satire.
Cela passe notamment par la caricature des physiques.

  • Chez Maupassant, les personnages sont avant tout présentés à travers une description de leur physique.

L’auteur s’amuse successivement de la grosse femme qu’est madame Dufour, de l’état de monsieur Dufour après le copieux et arrosé repas et des pensées de sa femme qui compare les bras des canotiers aux « laideurs secrètes » de son mari.

On peut également penser à la lourdeur physique de madame Dufour, qui fait pourtant preuve d’une légèreté déplacée face aux canotiers, à la discrétion naïve de la jeune fille, à la bêtise d’Anatole ou encore à la lourdeur de monsieur Dufour (marquée par un humour peu subtil, des gestes déplacés et des interventions orales pas toujours pertinentes).

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À retenir

Ces éléments composent un tableau satirique d’une famille bourgeoise qui semble découvrir les choses simples de la vie.

La bourgeoisie parisienne face à la campagne

Cette famille est caricaturée car l’image qu’en renvoie l’auteur s’appuie sur des codes très clairs : le couple établi est au centre, bruyant et imposant (physiquement et socialement), et le couple en devenir est timide et subi.
Chez monsieur et madame Dufour s’entremêlent l’enthousiasme face à la nouveauté et une forme d’assurance sans doute caractéristique des gens de la capitale de l’époque.

  • Maupassant se moque de ces petits commerçants, de leurs pensées, de leurs coutumes et de leurs propos.

Le fait qu’ils se retrouvent à la campagne ne modifie pas leurs comportements :

  • madame Dufour impose son statut et son autorité à la bonne comme s’il s’agissait de la sienne, à Paris, ajoutant même une remarque quelque peu condescendante sur le « prix raisonnable » du menu ;
  • en écho à sa femme, monsieur Dufour semble encore davantage afficher sa vanité. Il est celui qui sait, celui qui parle, celui qui veut montrer et qui a toujours quelque chose à répondre. Il joue au savant, prenant part à la caricature de ce petit monde faite par Maupassant.
  • Ironie de la nouvelle et preuve de la double naïveté du mari et de la femme, monsieur Dufour se fera finalement « voler » sa dame par un canotier qu’il dénigre.

Enfin, deux autres traits de caractère semblent ressortir de cette famille bourgeoise : le conformisme et la médiocrité.
Les deux époux rivalisent de propos ou réactions convenus et sans intérêt : « voici la campagne », « attendrie sur la nature », « il y a de la vue »

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À retenir

Le comique repose ici sur la banalité des personnages, leurs corps grotesques et leur naïveté.

Le comique, comme souvent chez Maupassant, concourt au pessimisme du texte qui mêle légèreté et gravité.

Le pessimisme de Maupassant

Au-delà de l’aspect comique et satirique de la nouvelle, le récit est également particulièrement pessimiste, chaque élément ou relation ayant une finalité négative. Le cadre est pourtant a priori positif : une famille aisée, heureuse, vient partager une journée en campagne et trouve un bel endroit pour cela, rencontrant des personnes sympathiques. Mais cette apparence paisible est finalement mise à mal.

On retrouve tout d’abord l’omniprésence de l’échec : le couple des Dufour est vite remis en question après le repas et cette séparation, même ponctuelle, va jusqu’à la tromperie. Le couple formé par Henriette et Anatole, virtuel au début de la nouvelle, est remis en cause par la présence d’Henri. Mais le pessimisme réside encore davantage dans la fin de la nouvelle : Anatole et Henriette finiront ensemble, et ce malgré les sentiments naissants de celle-ci pour Henri.

À la lecture de ce récit, on peut même considérer cette escapade à la campagne comme un guet-apens tendu à la famille. En effet, si les personnages semblent très sûrs d’eux au début (on peut penser notamment à l’assurance de madame Dufour et à la condescendance de son mari), très vite, cette sortie à la campagne s’apparente à un piège qui se referme sur les personnages, l’élément le plus parlant étant la promenade en barque qui verra la tromperie de la mère et la trahison de la fille ; et a fortiori la « victoire » des canotiers sur la famille, et donc de la ruralité sur la ville.

Enfin, la notion de fatalité est également très présente dans la nouvelle. Auteur tout puissant, Maupassant ne semble pas souhaiter modifier le destin d’Henriette et Anatole qui finissent mariés à la fin de la nouvelle. Pire encore, permettre à la jeune femme d’apercevoir autre chose que ce qui a été décidé pour elle, à savoir se marier avec le jeune homme peu éveillé qu’est Anatole, rend son destin d’autant plus cruel.

Conclusion :

Même si l’imitation du réel est un souci qui précède le réalisme, chez Maupassant comme chez Courbet, l’observation objective du monde s’accompagne d’une prise de conscience politique, les artistes souhaitant replacer leur sujet dans son contexte social.
Dans la nouvelle « Une partie de campagne », l’auteur peint le tableau réaliste d’une famille de la bourgeoisie parisienne passant une journée à la campagne afin de mieux la caricaturer.
Le réalisme n’est donc pas une pure photographie du réel, la subjectivité de l’artiste étant toujours omniprésente dans l’œuvre.