Fonctions de la poésie
Introduction :
Du grec poiesis qui signifie « faire, créer », la poésie est un genre millénaire façonné de règles et de codes peu à peu abandonnés puis réintégrés au fil des siècles. L’histoire littéraire l’a investie de multiples missions et fonctions.
Ce cours permettra de voir quelles sont ces fonctions. Il s’agira de démontrer que la poésie n’est pas qu’un plaisir esthétique ou le lieu privilégié de l’expression des sentiments. Elle permet également de critiquer les injustices sociales, mais aussi, dans un autre registre, de dépasser la réalité du monde pour atteindre une forme d’idéal.
Exprimer des sentiments et des sensations
Exprimer des sentiments et des sensations
L’expression des sentiments
L’expression des sentiments
Le poète est un être doué d’une grande sensibilité. C’est cette dernière qu’il met en mots pour se dire et exprimer ses sentiments.
- La poésie des sentiments appartient au genre de la poésie lyrique.
À travers des rythmes, des images, une syntaxe perturbée et des figures d’exagération, le poète est à même de faire ressentir au lecteur ce que lui-même ressent. « Quand je parle de moi, je parle de vous ! » déclare d’ailleurs Victor Hugo dans la préface des Contemplations, donnant ainsi une valeur universelle au « je » en poésie. Le poème « El Desdichado » (« Le Malchanceux » en français) de Gérard de Nerval peut être utilisé pour illustrer cette idée :
« Je suis le Ténébreux, — le Veuf, — l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, — et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.
Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène…
Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée. »
Le poète, qui parle à la première personne, invoque la mythologie pour témoigner de la grandeur de sa peine. Il use de multiples figures d’analogie comme « l’Étoile », « la fleur », « la Reine », « la Sainte » ou « la fée » pour désigner sa mère décédée qui faisait office de muse.
Ainsi, le lecteur peut facilement s’identifier à l’écrivain et saisir la douleur de son deuil. Mais la poésie ne traite pas que de la douleur, elle met aussi en mot l’exaltation, et plus précisément celle liée à l’amour et à la nature.
Le poème « Lise » de Victor Hugo traduit la joie des amours d’enfance, à travers un système de répétitions, de modalités interrogatives et exclamatives, et en mêlant discours et récit, dont voici un extrait :
« Que de printemps passés avec leurs fleurs !
Que de feux morts, et que de tombes closes !
Se souvient-on qu’il fut jadis des cœurs ?
Se souvient-on qu’il fut jadis des roses ?
Elle m’aimait. Je l’aimais. Nous étions
Deux purs enfants, deux parfums, deux rayons. »
L’expression des sensations
L’expression des sensations
La poésie sert également, comme le disait Arthur Rimbaud dans « Alchimie du verbe » à « fixer les vertiges » et à saisir les sensations.
Le recueil Alcools de Guillaume Apollinaire cherche précisément à témoigner d’un vertige et d’une ivresse de l’existence, par une écriture non ponctuée, disloquée, dont on n’arrive à fixer ni le début ni la fin. Les extraits suivants sont tirés respectivement des poèmes « Marie » et « Le pont Mirabeau » :
« Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s’écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine »
« Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure »
Dans ces quelques vers non ponctués, Apollinaire rend compte de la fuite inexorable du temps. Le vertige de l’existence se retrouve également dans l’œuvre plus contemporaine de Grand Corps Malade, auteur de slam, et notamment dans le morceau « Midi 20 », où sa vie est comparée à une journée heure par heure. À 28 ans, il a atteint selon lui l’heure de midi 20 dans son existence :
« Je vous ai décrit ma matinée pour que vous sachiez le contexte
Car si la journée finit à minuit, il me reste quand même pas mal de temps
J’ai encore tout l’après-midi pour faire des trucs importants
C’est vrai que la vie est rarement un roman en 18 tomes
Toutes les bonnes choses ont une fin, on ne repousse pas l’ultimatum
Alors je vais profiter de tous les moments qui me séparent de la chute
Je vais croquer dans chaque instant, je ne dois pas perdre une minute
Il me reste tellement de choses à faire que j’en ai presque le vertige »
Faire rêver, transporter dans un autre monde
Faire rêver, transporter dans un autre monde
La poésie peut servir à décrire le monde.
Certains poètes se sont attachés à prouver que le réel le plus commun était poétique, comme Francis Ponge par exemple dans Le Parti pris des choses, qui écrit sur des éléments quotidiens et banals tels que le pain, la figue, le coquillage, l’horloge etc.
Mais si la poésie peut décrire le réel, elle a aussi pour ambition de nous emmener dans un ailleurs, un monde onirique et idéal. Elle est un langage qui fait pont entre le rêve et la réalité.
Charles Baudelaire est le poète par excellence de l’expression d’une échappatoire à l’existence et d’un autre mode de connaissance de la réalité. Il est le poète du spleen (une forme de mélancolie) mais aussi de l’idéal et imagine son esprit voler à travers de multiples paysages dans « Élévation » :
« Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
[…]
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces lipides.
[…]
Celui dont les pensées, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes ! »
Comme Baudelaire le suggère dans la dernière strophe, seul celui qui se prête au jeu du rêve peut décrypter et comprendre le sens caché du monde.
C’est une expérience qu’il met en pratique dans le poème « Correspondances » où il fait se lier et dialoguer l’homme et la nature à travers la profusion des sens.
La poésie est le moyen d’explorer cet autre monde au moyen du langage, comme dans le poème en prose « L’alchimie du verbe » de Rimbaud. Celui-ci fait correspondre des couleurs au voyelles. Il écrit également des silences de la même manière qu’il note l’inexprimable. Il laisse ainsi voguer son imagination pour voir en toute chose la beauté :
« À moi. L’histoire d’une de mes folies. […] je croyais à tous les enchantements.
J’inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. — Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.
Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.
[…] Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.
[…] Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté. »
Pour Rimbaud, le poète est un voyant qui perçoit l’envers de la réalité. Le langage habituel ne pouvant rendre compte d’une telle expérience, la poésie doit inventer un nouveau langage pour saisir ce monde, et fixer les hallucinations et les rêves. Rimbaud invente donc un nouvel alphabet qui serait à même de dévoiler la beauté du monde.
Dénoncer et critiquer pour rendre le monde meilleur
Dénoncer et critiquer pour rendre le monde meilleur
La poésie peut être aussi une force de contestation du monde établi. Elle dénonce et critique les maux et les vices de la société et sa brièveté et sa condensation en font un genre argumentatif efficace qui frappe les imaginations et les mémoires.
La Fontaine par exemple, par le biais de ses Fables versifiées mettant en scène des animaux, fait non seulement la satire de la cour mais critique également les vices universels des hommes. Victor Hugo, dans le poème « Melancholia » extrait du livre III des Contemplations, dénonce le travail des enfants, véritable dérive du progrès et de la révolution industrielle du XIXe siècle.
La poésie a été largement mise au service de la Résistance face à l’oppression des régimes totalitaires et des guerres du XXe siècle.
Les poètes se donnaient alors pour mission de délivrer des messages de liberté et de fraternité comme Paul Éluard et son poème entêtant intitulé « Liberté », écrit en 1942 pour lutter contre l’idéologie nazie :
« Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom
[…]
Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J’écris ton nom
[…]
Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté. »
Ce long poème de 21 strophes, avec ses répétitions et la chute finale est une célébration du droit humain fondamental et inaliénable à la liberté.
La poésie est donc un moyen détourné et efficace de témoigner des injustices et des cruautés humaines. Elle a en ce sens une fonction argumentative.
Une mission purement esthétique et ludique
Une mission purement esthétique et ludique
Certains poètes considèrent que la poésie n’a pas pour vocation d’être utile. Elle peut être uniquement un exercice de langue purement esthétique ou encore un jeu d’épuisement du langage.
L’art pour l’art
L’art pour l’art
La poésie peut ne servir à rien et n’être que l’expérience d’un plaisir esthétique pour le poète et son lecteur. C’est l’avis notamment des poètes du Parnasse.
Parnasse :
C’est un mouvement poétique qui apparaît dans la deuxième moitié du XIXe siècle et dont les adeptes entendent réagir aux excès de lyrisme et d’engagement de leurs prédécesseurs romantiques. Pour les poètes parnassiens, la poésie n’est qu’une démonstration de la beauté des formes, elle constitue un pur plaisir esthétique et ne doit pas être utile.
Effectivement, selon Théophile Gautier, instigateur du mouvement, « Il n’y a de vraiment beau que ce qui est inutile, tout ce qui est utile est laid ». Le travail du poète n’est pas de mettre son art au service d’une cause mais de revoir à la hausse ses exigences formelles afin de donner à la poésie ses lettres de noblesse. Des artistes comme Baudelaire, Rimbaud ou Verlaine contesteront vite cette vision de la poésie pour voir en elle non pas une simple exigence de langage mais un véritable pouvoir de liens entre le visible et l’invisible.
Jouer avec la langue et pousser à bout le langage
Jouer avec la langue et pousser à bout le langage
- La poésie peut avoir une mission purement ludique et/ou psychologique.
Certains poètes se sont consacrés à partir de la fin du XIXe siècle à libérer le langage poétique de la logique et des conventions traditionnelles de l’écriture. C’est le cas notamment des auteurs du mouvement dada, surréaliste ou encore de l’Oulipo.
Dadaïsme, surréalisme, Oulipo :
Ces trois courants partagent une même volonté de changer la perception du monde et de l’Homme au lendemain de la Première et de la Seconde Guerre mondiale. Ils apparaissent en parallèle des découvertes psychologiques de Freud.
Les mots sont associables à l’infini et ces associations peuvent dire quelque chose de notre inconscient. Le mouvement surréaliste crée par exemple la pratique de l’écriture automatique à partir de 1919, à l’initiative d’André Breton et Philippe Soupault et de leur œuvre commune Les Champs Magnétiques. C’est une œuvre en vers libre et en prose dont voici un extrait :
« On applaudit
Chaleur des locomotives endimanchées
Cache-poussière des prostituées
Problème marin lune
Méridiens solides ruche
Calomel des enfances au théâtre
Les campagnes bleues
II y a trois habitants
Poissons volants amoureux des étoiles
Barbe des fleuves langueur
Occident
Mille ans boussole
Les pharmaciens psychologues sont un danger public
Rage des manufactures de Chicago
Sacre
Les hommes aiment la pâleur des animaux »
Libérer le langage du sens et de la logique grammaticale, en faire un simple signifiant malléable, voici l’ambition des écrivains surréalistes. Cette pratique a fait des émules et de nombreux poètes écrivent encore aujourd’hui de manière automatique de façon à libérer les secrets de leur inconscient.
Conclusion :
La poésie est en somme le moyen d’exprimer ses émotions et ses sensations, de transporter vers d’autres mondes et de critiquer les déficiences sociales et politiques. Mais elle peut aussi avoir une simple fonction esthétique et ludique. Elle constitue un art très riche, précisément par la multiplicité des fonctions que l’histoire littéraire lui a demandé de remplir au fil des siècles. C’est cette même profusion que décrit Théodore de Banville dans son Petit traité de poésie Française :
« La poésie est à la fois Musique, Statuaire, Peinture, Éloquence ; elle doit charmer l’oreille, enchanter l’esprit, représenter les sons, imiter les couleurs, rendre les objets visibles, et exciter en nous les mouvements qu’il lui plaît d’y produire ; aussi est-elle le seul art complet, nécessaire, et qui contienne tous les autres. »